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BINET. — sur les altérations de la conscience

qu’on porte l’excitation sur la main anesthésique, lorsqu’on lui pince le doigt ou qu’on lui fait tracer un chiffre, ne sent et ne perçoit absolument rien dans sa main ; mais, si on l’interroge avec les précautions que nous indiquerons plus loin, on peut mettre en évidence qu’il a, dans la plupart des cas, l’idée de l’excitation, sans savoir comment ni pourquoi cette idée lui est venue, et sans se douter le moins du monde que cette idée correspond à la réalité.

Il importe de remarquer que ce processus de perception, bien qu’il n’ait encore été signalé nulle part[1], ne présente rien d’absolument mystérieux pour un psychologue. Voici comment je suppose que les choses se passent. Lorsqu’on excite, par exemple avec le contact d’un objet connu, la paume de la main anesthésique, cette excitation produit une sensation tactile qui reste inconsciente, mais qui suggère, par association d’idée, l’image visuelle correspondante. Nous plaçons un couteau dans la main du sujet ; le sujet n’a pas le contact dur du couteau, l’impression de sa forme, etc. ; toutes ces sensations n’arrivent pas jusqu’à sa conscience, mais elles excitent la formation de l’image visuelle du couteau, qui, elle, est parfaitement consciente.

Le processus de cette perception ne diffère donc du processus normal que par un seul point : c’est que sa partie antérieure reste ignorée et obscure. À l’état normal, lorsqu’une personne ayant conservé sa sensibilité, touche et palpe un objet sans le voir, elle éprouve une sensation cutanée qui suggère l’image visuelle de l’objet ; la sensation tactile est consciente comme l’image visuelle ; chez l’hystérique, la sensation de la peau reste dans l’ombre, l’image visuelle arrive seule à la lumière. On est en présence d’un état inconscient qui suscite un état conscient.

Nos premières observations auront bientôt deux ans de date ; elles furent recueillies avec le plus grand scepticisme et mises en réserve pour une étude ultérieure. Du reste, ignorant à cette époque comment il fallait s’y prendre pour provoquer le phénomène, nous nous contentions de le noter chaque fois qu’il se présentait spontanément.

Le premier sujet observé est une femme hystérique, Mél…, dont le bras droit était anesthésique ; elle ne percevait pas les mouvements passifs généraux imprimés à son bras ; mais, si on plaçait un porte-plume dans sa main droite, et qu’on lui fit écrire un mot, la

  1. Au cours de nos recherches, M. Babinski nous a appris qu’il avait vu le même fait. Nous croyons juste de l’appeler à partager avec nous la priorité des observations. D’autre part, M. Pierre Janet, avant nous, a constaté des faits voisins des nôtres, en se plaçant dans des conditions absolument différentes.