Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
131
LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

l’expression du sentiment ; mais il ne méconnaitra ni ne dédaignera celle-ci. Sans doute, le virtuose prisera surtout l’irréprochable, l’ingénieuse adaptation de chaque partie à l’instrument qui doit la jouer ; mais il se gardera de faire fi de la signification émouvante des nuances ; il n’y sera pas indifférent. Enfin l’auditeur un peu poète (et quel auditeur cultivé ne l’est pas un peu ?), tout en savourant les autres mérites, cherchera et, au besoin, imaginera le sens réel ou possible de la composition. Puisque l’auditeur parfait aspire à rencontrer toutes ces jouissances et à s’en délecter, pourquoi l’auteur de la musique aurait-il la prétention de lui en refuser une seule ? Qu’il les lui accorde donc toutes ; qu’il le laisse libre de les choisir dans son ceuvre, et qu’il l’aide, au moins par un mot, à les y découvrir. Quoi qu’il fasse, l’auditeur complet tâchera de rendre complète sa satisfaction musicale. Il ira même quelquefois jusqu’à écrire des vers sous la musique qui le ravit. Et s’il est incapable de faire cette traduction poétique, il regrettera que quelqu’un ne l’ait pas déjà tentée. « Ce qui nous étonne, dit un savant esthéticien allemand, c’est que l’idée d’appliquer des paroles aux romances sans paroles de Mendelssohn, au moins à celles qui sont les plus agréables, les plus chantables, ne soit encore venue à aucun poète lyrique moderne d’une certaine valeur[1]. »

Sans aller toujours, ni même souvent, jusque-là, ne semble-t-il pas démontré par les faits eux-mêmes que les indications verbales, fussent-elles très brèves, fussent-elles d’un seul mot, sont utiles au compositeur, à l’exécutant, à l’auditeur, parce qu’elles éveillent, éclairent, intéressent et enfin dirigent l’imagination interprétative ? S’il y a des amateurs capables de se passer d’un tel secours, avouons qu’ils sont bien peu nombreux. Non, l’absolu divorce entre les sons musicaux et les paroles, signes du sentiment, n’est point pour l’art un bénéfice net. Ecoutons sur ce point un jeune maître de grande autorité : « La poésie et la musique se sont disjointes, dit M. C. Saint-Saëns, et la musique instrumentale s’est séparée violemment de la musique vocale. Est-ce un bien ? Je ne le crois pas ; je pense au contraire que ce qui est gagné dans le détail est perdu pour l’ensemble et que l’art est arrivé par là à cet état d’exception qui lui est si préjudiciable, n’intéressant plus qu’une élite restreinte et devenant lettre close pour les masses qui en ont perdu le sentiment[2]. »

  1. S. Jadassohn, Die Formen in den Werken der Tonskunst, p. 77. Leipzig, Kistner, 1885.
  2. Camille Saint-Saëns, Harmonie et Mélodie, p. 258. Paris, 1885.