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imagination, me contente et me plaît autant, peu s’en faut, que la même romance, si j’en saisissais les paroles, les vers, les rimes. L’ami qui m’a fait connaître le titre, non seulement n’a pas gâté mon premier plaisir ; il l’a, au contraire, complété et même agrandi.

Changeons d’hypothèse. Dans mon cabinet de travail, à mon piano, un ami, parfait virtuose, exécute un lied de Mendelssohn. Le piano est d’une sonorité merveilleuse ; premier plaisir pour moi. Le lied est un chef-d’œuvre de mélodie et d’harmonie ; second plaisir pour moi. L’exécutant joue en maître ; troisième plaisir. Je lui demande quel est ce lied. Il me répond : « C’est le Ruisseau de Mendelssohn. » Aussitôt une foule d’images, les unes sonores, les autres visuelles, que la musique n’imite, ne reproduit nullement, mais qu’elle excite l’esprit à évoquer, se pressent, se succèdent, se coordonnent dans ma pensée, se combinent poétiquement avec la mélodie et l’harmonie, et je savoure un quatrième plaisir musical qui complète les trois précédents. Je confie à mon ami le surcroît de jouissance que j’éprouve. Et alors, lui, souriant d’un air malicieux : « Prenez garde, me dit-il, ce titre n’est point de la main de Mendelssohn ; loin de là, il le repousse ; il blâme amèrement les éditeurs qui l’ont, sans son aveu, imposé à cette chanson. » — À quoi je réplique : Tant pis pour Mendelssohn ! Peu m’importe son blâme. Ce titre est excellent et charmant. Il me fait beaucoup mieux goûter le lied ; et je le garde. Au lieu de se plaindre, Mendelssohn aurait dû remercier les éditeurs. Et tenez ! Beethoven, lui, eût peut-être été reconnaissant. On raconte, en effet, que lorsque un exécutant jouait telle sonate de lui en y mettant des intentions auxquelles il n’avait pas songé, mais qui accroissaient la valeur expressive du morceau, il était plein de joie et témoignait vivement sa gratitude au virtuose. Au fond toutefois, celui ci agissait implicitement comme s’il eût qualifié la sonate autrement que le maître. Un titre de deux mots, d’accord avec la mélodie, n’est ni une plus grande audace ni une plus grande infidélité qu’une exécution personnelle qui change, bien qu’heureusement, la conception de l’auteur.

La musique instrumentale complète et la musique de chambre parfaite doivent apporter à l’auditeur, les quatre jouissances que nous venons de compter. L’auditeur parfait sera celui que la nature et l’éducation auront créé et rendu capable d’exiger et de savourer toutes ses jouissances. Se contenter d’une seule d’entre elles, en répudier, en négliger une seule et se déclarer pleinement content c’est être un auditeur imparfait. Sans doute, le musicien de profession sera plus attentif, et plus sensible encore aux combinaisons sonores, aux modulations savantes, aux rythmes originaux qu’à