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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

la persistance des éditeurs et du public a-t-elle nui à ces œuvres ravissantes ? Et quelle illusion était la sienne de croire qu’il empêcherait les auditeurs d’interpréter des mélodies selon leur imagination. Au lieu de s’entêter à penser et à écrire que la musique se suffit absolument[1], et même qu’elle est plus définie que le langage parlé[2], il eût été plus sage de donner lui-même à ses chants sans paroles, le titre qu’ils comportaient, comme il l’a fait d’ailleurs, en se contredisant lui-même, pour trois de ses compositions : les Chants des gondoliers vénitiens ; le Wolkslied, et la Chanson du printemps[3]. Le public aurait, sans hésiter, accepté ces titres, et l’auteur n’aurait pas eu l’ennui de voir plusieurs de ses œuvres interprétées à rebours, baptisées à contre-sens. Combien M. Saint-Saens nous semble mieux inspiré et plus avisé, lorsqu’il nomme le Rouet d’Omphale une pièce qui, sans imiter un rouet exactement, ce qui ne serait plus du tout de la musique, éveille cependant par le rythme l’idée d’un rouet que l’on tourne. Est-ce que malgré ce titre la pièce n’est pas un chef-d’œuvre ? Si le titre n’y était pas, le public l’y mettrait. Ne vaut-il pas mieux que l’auteur soit lui-même le parrain de son ouvrage ?

Je suppose que j’habite le second étage d’une maison de Paris. Au premier, au-dessous de mon cabinet de travail, une jeune fille chante une romance, mais je n’entends aucune parole. La voix est fraiche, bien timbrée : de là pour moi un plaisir ; la mélodie est jolie : de là pour moi un autre plaisir ; la jeune voix exécute à ravir cette mélodie : troisième plaisir. Un ami entre chez moi et il me dit : « Ce que chante là votre voisine, c’est la Matinée de mai, de Melchior[4]. » Tout aussitôt une foule d’images riantes, heureuses, naissent dans mon esprit. Je n’entends pas plus que précédemment les paroles de la romance ; mais je ne m’en inquiète pas. Mon imagination se forge elle-même un charmant poème sans mots, sans vers, sans rimes. Et ce poème, né de trois mots, donne à la musique une substance, une moelle et un intérêt aimable qui me causent un quatrième plaisir. Or ces quatre mérites réunis du timbre, de la mélodie, de l’exécution et enfin du sujet suscité par ce titre, la Matinée de mai, ces quatre mérites se mêlent, se fondent en un charme complexe, mais unique. C’est toujours une voix sans paroles pour moi, et pourtant les trois mots lui ont communiqué un sens qui, grâce à mon

  1. Voy. la Musique en Allemagne : Mendelssohn, par Camille Selden, p. 120.
  2. Lettre de Félix Mendelssohn à Souchay, 15 octobre 1841, citée par Eraest David, les Mendelssohn-Bartholdy, p. 106.
  3. Même ouvrage, p. 107.
  4. Titre et nom supposés par moi.