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mets au défi de ne pas trouver dans le morceau un charme d’émotion que ne lui aurait point apporté le texte seul écrit sur la portée. Et en même temps, ce texte, bien rendu au piano, n’aura rien perdu, rien absolument, de sa beauté propre. Tout en valant par la lumière de ce rapprochement, il vaudra autant par lui-même, pour ne pas dire davantage.

Nous ne sommes pas au bout des objections faites déjà ou qu’on fera certainement en nous lisant. Celles qui viennent des maîtres eux-mêmes réclament une attention spéciale. Les maîtres eux-mêmes ont beau résister cependant ; la nature des choses est plus forte qu’eux et se charge de les réfuter. Nous en citerons en preuve un curieux exemple.

Au nombre des pièces de musique appartenant au genre dont nous nous occupons en ce moment, se rangent les compositions que l’on joue encore plus au salon, en petit comité, qu’au concert, et que l’on nomme, en France, romances sans paroles, et, en Allemagne, Lieder ohne Worte. Félix Mendelssohn a écrit un nombre considérable de ces chants, dont la plupart sont d’un charme exquis et d’une rare fraîcheur. Il n’avait donné de titre qu’à très peu de ces romances purement instrumentales. Mais voilà que plusieurs d’entre elles, par leur caractère, par leur tour mélodique, par l’originalité de l’accompagnement, appelaient si naturellement le titre qu’elles ne portaient pas, que les éditeurs, obéissant à ce besoin impérieux de clarté que satisfait une qualification, un nom, un mot, osèrent imposer des titres aux chants sans paroles du maître. Celui-ci protesta énergiquement ; il déclara que ces titres n’étaient pas de sa main et qu’il les réprouvait. Pour quelques-uns, il avait raison, en ce sens que ces titres ne répondaient pas à l’expression musicale des pièces ; et il arriva que ces noms tombèrent d’eux-mêmes. Pour d’autres, les éditeurs avaient si bien choisi et si bien traduit en un ou deux mots la signification naturelle du chant, que le public, se faisant leur complice, ces titres heureusement imposés aux romances sont restés, restent, resteront en dépit des réclamations de Mendelssohn.

L’auteur est mort depuis longtemps[1] ; ces dénominations qu’il avait répudiées lui ont survécu. Tous les amateurs cultivés, instruits, savent aujourd’hui quels sont les chants sans paroles intitulés : la Fileuse, la Sérénade, la Marche funèbre, la Chasse, et, dès que le titre est prononcé, ils sont en état de chanter le principal motif au moins. Quel profit Mendelssohn a-t-il tiré de sa résistance ? En quoi

  1. Le 4 novembre 1847.