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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

pondérante ? On réplique : « La musique instrumentale doit pouvoir vivre par elle-même ; sans quoi il est plus simple de la transformer en musique vocale[1]. » Parler ainsi, c’est poser deux extrêmes et n’admettre point de milieu. Cependant, quoi qu’on dise, ce milieu existe ; le compositeur le reconnaît, qu’il y consente ou non, par cela seul qu’il indique ne fût-ce que le mouvement du morceau. Il le reconnaît plus explicitement par un titre, par une ou deux lignes. Que l’on blâme les auditeurs qui, pendant l’exécution, feuillettent leur programme au lieu d’écouter et font ainsi un bruit qui trouble et agace leurs voisins, que l’on se moque même d’eux, à la bonne heure. Mais c’est chez eux, avant le concert ou avant le quatuor, qu’ils doivent étudier partition et programme. Ils n’apportent alors qu’une disposition efficace qui les rend plus ouverts au sens de l’œuvre, plus sensibles à ses beautés, meilleurs appréciateurs de ses qualités techniques. Et quelle préparation excellente si l’on a pu et su lire d’avance la partition !

À quel point il est naturel aux musiciens compétents de chercher à interpréter la musique de chambre, et notamment les sonates, au moyen des sentiments connus et de certaines paroles des maîtres nous en avons l’aveu involontaire dans la page suivante de M. V. Wilder.

« Son isolement (de Beethoven en 1818) le faisait de plus en plus sombre et le plongeait de jour en jour dans une mélancolie profonde.

« Nous en trouvons la preuve dans les annotations désespérées qu’il inscrivait sur son carnet et qui restent comme un vivant témoignage de ses souffrances. Dans l’un de ses cahiers de conversation, daté de 1818, on lit cet appel navrant où se révèle tout son désespoir :

« Ô mon Dieu ! mon rempart, ma défense, mon seul refuge ! Tu lis dans les profondeurs de mon âme, et tu sais les douleurs que j’éprouve lorsqu’il faut que je fasse souffrir ceux qui veulent me disputer mon Charles (son neveu), mon trésor ! Entends-moi, être que je ne sais comment nommer, exauce l’ardente prière du plus malheureux de tous les mortels, de la plus infortunée des créatures !

« Je ne sais si je me fais illusion, dit M. V. Wilder, mais il me semble que cette prière touchante, que ce cri de détresse a été traduit, en langage divin, dans l’adagio de la sonate en si bémol (œuvre 106) que Beethoven écrivait au mois d’avril 1818[2]. »

Que l’amateur le plus déclaré de la musique pure se joue ou se fasse jouer cet adagio, après avoir lu la page de M. V. Wilder ; je le

  1. Même ouvrage, page 284.
  2. V. Wilder, Beethoven, etc., page 417.