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l’accent de sa voix pieusement reconnaissante. C’est lui-même qu’il nous semblera entendre racontant sa maladie, sa guérison, et remerciant ce Dieu auquel il croyait de toute sa force, et dont il aimait à dire que son art le rapprochait de son infinie bonté. Il faudrait être singulièrement systématique et, qu’on nous passe le mot, musicolâtre, pour préférer ce molto adagio tout sec, tout nu, dépouillé de l’éloquence de son beau titre. Dira-t-on que ces deux lignes de mots italiens sont plutôt une cause de distraction et empêchent l’auditeur de s’abandonner sans réserve aux séductions instrumentales de l’œuvre ? Nous plaindrions celui qui serait incapable de se saisir d’abord de la forme, et, cela fait, de goûter l’expression musicale de la pensée et du sentiment. Les deux éléments de la composition se fondent d’eux-mêmes en un tout homogène pour quiconque est à la fois assez intelligent et assez musicien.

Non seulement les maîtres veulent être compris des autres, mais ils tiennent à bien s’entendre avec eux-mêmes, parce qu’ils en ont besoin. L’écrivain qui compose une œuvre littéraire se trace un plan. Autour de la pensée maîtresse, il ordonne les idées secondaires, et même, autour de celles-ci, il dispose d’avance certains détails sans les développer. De la sorte, il sait toujours où il en est, il suit sa route et ne s’égare pas en digressions parasites. Sans doute, à côté de chaque alinéa, il ne s’amuse plus à mettre en marge la partie de son sommaire qui s’y rapporte. Quelquefois même il modifie son esquisse chemin faisant. Mais enfin l’utilité de cette esquisse est incontestable. Si tous les grands musiciens nous avaient laissé leurs Mémoires et y avaient décrit leur manière de procéder, nous verrions qu’ils avaient eux aussi leur croquis indiqué, leur sommaire directeur au moins dans la tête. Quant à Beethoven, nous avons à cet égard quelques renseignements. « Nous savons, dit M. V. Wilder, qu’en écrivant ses sonates ou ses symphonies, le maître avait l’habitude de se tracer une sorte de scenario, et de se proposer un sujet déterminé. Ce faisant, il n’avait nullement l’intention de rendre sensible, au moyen de ses mélodies, la pensée qui les avait fait éclore ; il voulait seulement que la scène qu’il avait devant les yeux éveillât et soutint son inspiration[1]. » Parfaitement dit. Mais puisque quelques lignes éveillent, soutiennent, dirigent l’inspiration d’un tel génie, pourquoi donc quelques lignes courtes, discrètes, pourquoi deux ou trois mots significatifs ne serviraient-ils pas à soutenir, à diriger l’interprétation de l’exécutant et de l’auditeur, et cela sans nuire nullement à la musique qui garderait ses droits et son influence pré-

  1. Wilder, Beethoven, sa vie et son œuvre, page 285.