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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

une intention non scientifique, mais touchante. « Ce sont, dit Carpani, ces quatre mesures que Haydn, vieux et faible, et ne pouvant plus sortir de son jardin de Gumpendorff, envoyait, comme billet de visite, à ses amis pour se rappeler à leur souvenir. » Prenons-les donc aussi comme un adieu affectueux du maître au monde qu’il avait charmé et un regret de ne pouvoir plus y réussir ; aveu d’impuissance victorieusement démenti par les deux quatuors qui terminent la collection[1]. »

Quelle qu’en soit la cause réelle, l’adjonction de ces paroles à une musique de ce genre tendait évidemment à en rendre la signification plus précise, partant plus compréhensible et plus attendrissante.

De ce morceau de Haydn, accompagné de quelques paroles, M. Eug. Sauzay rapproche la conclusion du quatuor de Beethoven dédié à Jean Wolfmeier[2]. « Beethoven, dans ce dernier quatuor, a trouvé, plus encore que dans les précédents, l’expression de ce style grave et doux où il dépouille toute pensée du monde, pour ne plus regarder qu’en dedans de lui-même, dans ce livre mystérieux où lui seul sait lire.

« Ce quatuor finit par un allegro, dont il expose les deux principales idées avec l’inscription suivante :

Muss es seyn ? Es muss seyn. Es muss seyn.
Le faut-il ? Il le faut. Il le faut.


« On le voit, Beethoven, comme Haydn, en terminant sa carrière, ajoute quelques paroles à ce que raconte si bien sa musique. Mais à cet adieu s’imprime, dans la phrase musicale comme dans la phrase écrite, la diversité de leur esprit et de leur caractère.

« Chez Haydn, c’est une sorte de tristesse modeste et résignée : « Ma force est perdue ; je suis vieux et faible. » Chez Beethoven, c’est comme un doute anxieux, un dernier effort dans sa lutte avec l’inconnu : « Le faut-il ? Il le faut[3]. »

Ces lignes, d’une si juste perspicacité, font bien voir quelle clarté psychologique et quel vivant attrait peut acquérir la musique de quatuor, quand l’auteur s’y révèle lui-même par quelques paroles jaillissant du fond de son âme. Comment nier qu’Haydn et Beethoven aient eu conscience de l’effet qu’ils obtiendraient par ce moyen ? Et si ce moyen est tellement efficace en cet endroit, pourquoi ne le serait-il pas d’ordinaire dans les compositions du même genre ?

  1. Eug. Sauzay, ouvrage cité, p. 70.
  2. Œuvre 135.
  3. Eug. Sauzay, ouvrage cité, pp. 154-156.