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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

douloureuse de leur auteur ; les autres, au contraire, y voient l’idéal réalisé, le point de perfection du maître[1]. »

Donc les auditeurs éclairés, experts, et surtout familiarisés avec ces œuvres, les ont interprétées au moyen de leur imagination, quoiqu’ils s’en soient donné des explications différentes ; ils les ont comprises, quoique de diverses manières ; ils en ont joui, quoique à des degrés inégaux. Mais ceux que nous avons tout à l’heure supposés dépourvus de préparation et de lumière, qu’ont-ils éprouvé ?

« Ce fut par le quatuor en ut dièze mineur que Baillot voulut initier son public à ces merveilleuses œuvres (séance du 24 mars 1829). Mais on conçoit facilement que la première audition de cette musique, si différente de celle qu’on entendait d’ordinaire à ces séances, dut plus étonner que charmer, et, malgré l’admiration que Baillot professait pour ces quatuors et son désir de faire comprendre les beautés dont il devinait tout l’avenir, il dut céder à la demande de son auditoire et renoncer pour le moment à les faire entendre au public[2]. »

Un auditoire semblable à celui de Baillot par le goût et l’intelligence, écoutant aujourd’hui, en 1888, ce quatuor, même pour la première fois, demanderait-il que cette composition fût biffée sur le programme du concert ? Assurément non. Sur-le-champ il en comprendrait des passages, il en goûterait le charme sévère ; il réclamerait au contraire de nouvelles auditions, afin de mieux entrer dans la pensée du maître, de mieux sentir les mâles beautés de cet austère style musical. La raison en est claire : l’éducation de cette classe d’auditeurs est plus avancée de nos jours ; mais comment, par quels moyens s’est-elle faite ? Quel est le résultat des auditions répétées, sinon de rendre l’écoutant plus attentif aux formes expressives, aux mouvements variés, aux nuances dans l’intensité, et de l’amener à saisir dans les différences sonores des significations différentes ? Pour celui qui ne comprend pas, un adagio ne signifie rien ; pour celui qui comprend, il signifie quelque chose, il pleure, il gémit, il se plaint, il s’indigne, il devient la voix de quelqu’un, il est quelqu’un. Et à quelqu’un qui a une voix pénétrante et qui se plaint, il est difficile de ne pas s’intéresser. Tel est l’un des fruits des auditions répétées. Ce fruit, il vaut mieux le cueillir promptement que tard ou pas du tout. Un simple titre aidera à le goûter plus vite. Avec un titre, on pourra faire l’économie de plusieurs auditions préparatoires ou jouir davantage à chaque audition nouvelle. On en

  1. Même ouvrage, p. 134.
  2. Même ouvrage, p. 136.