Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
revue philosophique

dièze mineur, dont l’adagio est une de ces poésies que le langage humain ne sait comment désigner. » Cependant le critique y trouve un caractère solennellement triste, puis une sorte de lamentation, puis le calme de la tristesse. Quoique Berlioz prétende qu’il ne sait comment qualifier cette poésie musicale, les mots que j’ai soulignés sont bien des désignations, des déterminations. Accordons seulement que ce sont des déterminations générales et encore vagues. Aussi ne s’en contente-t-il pas ; et Liszt, qui jouait l’adagio, ayant consenti à n’y rien changer, à ne pas faire briller son doigté, même à laisser éteindre les lumières, voici comment une réunion de quelques amis, hommes de cœur et d’esprit, comprirent l’adagio :

« Alors, au milieu des ténèbres, après un instant de recueillement, la noble élégie, la même que Liszt avait autrefois si étrangement défigurée, s’éleva dans sa simplicité sublime ; pas une note, pas un accent ne furent ajoutés aux accents et aux notes de l’auteur. C’était l’ombre de Beethoven, évoquée par le virtuose, dont nous entendions la grande voix. Chacun de nous frissonnait en silence et, après le dernier accord, on se tut encore,… nous pleurions[1]. »

Supposez que Berlioz, Liszt et leurs amis n’eussent jamais entendu de quatuor ni de sonate de Beethoven ; supposez que Beethoven, son caractère, ses tristesses leur eussent été inconnus ; supposez, par conséquent, que tous les éléments d’une explication intérieure, d’un programme mentalement esquissé leur eussent manqué, que serait-il arrivé ? Ce qui serait advenu, nous le dirons tout à l’heure.

« Le prince Galitzin (à la demande de qui Beethoven avait composé ces quatuors) les envoya à Baillot, avec prière de lui donner son avis sur ces dernières compositions du maître. C’est de la réponse à cet envoi qu’est extrait le passage que nous citons.

« Voici comment Baillot les définit : « Beethoven vous introduit dans un nouveau monde ; vous traversez des régions sauvages, vous longez des précipices ; la nuit vous surprend ; vous vous réveillez et vous êtes transporté dans des sites ravissants ; un paradis terrestre vous entoure, le soleil luit radieux pour vous faire contempler les magnificences de la nature[2]. »

Telle est l’interprétation suggérée à un grand maître par son imagination qu’ont excitée les quatuors en question.

Mais plusieurs les ont expliqués autrement : « Pour les uns, ces dernières œuvres ne sont plus que le résultat incomplet de la vie

  1. Berlioz, À travers chants, p. 67.
  2. Eug. Sauzay, ouvrage cité, pp. 134-136.