Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93
ANALYSES.bourdeau. L’Histoire et les Historiens.

qui s’imposent à un historien ? Permet-elle, à elle seule, de connaître « les développements de la raison » ? (Je reproduis ici la définition de l’histoire donnée par l’auteur lui-même). La statistique ne fait pas autre chose qu’ajouter une qualification numérique à des notions supposées connues ; elle se borne à additionner des quantités déjà déterminées ; M. Bourdeau ne l’ignore pas. « On n’a plus à décrire la nature des faits, caractérisée par les conditions mêmes de l’analyse, mais seulement à constater leur étendue et leur fréquence. » La méthode statistique se réduit donc à additionner des faits connus par l’analyse. Mais cette analyse, par quels procédés s’est-elle faite ? M. Bourdeau semble dire qu’il est facile de déterminer d’avance tous les phénomènes qui peuvent se produire dans une société ; il dresse même un questionnaire qu’il ne resterait plus qu’à remplir avec des chiffres. Mais les phénomènes de la vie sociale sont beaucoup trop compliqués pour être ainsi prévus. Ce qui fait le caractère d’une société ce ne sont pas seulement les arrangements économiques, ce sont surtout les conceptions dominantes sur la famille, la propriété, l’organisation politique, l’art, la science, la religion. Ces conceptions qui varient d’âge en âge, on ne peut ni les formuler en chiffres ni les déterminer par un simple dénombrement. Toute statistique est radicalement impuissante à les atteindre. Il faut ici recourir au seul procédé qu’on ait encore trouvé pour étudier les faits psychologiques, il faut se résigner à employer l’analyse. C’est en analysant les documents rédigés par des hommes du passé qu’on peut reconstituer les conceptions de ces hommes[1]. La statistique ne fournit même pas une méthode d’exposition : des conceptions ne se dénombrent pas, elles se décrivent. De là la nécessité de faire précéder toute opération de statistique par une opération d’analyse et de raisonnement. Il est même beaucoup de questions qui ne comportent aucune solution numérique. Par quel moyen peut-on appliquer la méthode statistique aux recherches sur l’histoire des religions, de la philosophie, des idées politiques, de la famille ? Comment exprimer en chiffres la conception des Grecs sur la cité, les idées du moyen âge sur l’Église, ou même les principes de 89 ? M. Bourdeau a négligé, à dessein, je pense, de discuter la méthode d’analyse appliquée par les historiens de la philosophie, des religions, des institutions. On trouve à peine une allusion à toutes ces catégories d’histoire, les plus scientifiques pourtant et les plus certaines. Dans la liste des auteurs cités (qui contient près de 500 noms), j’ai cherché en vain les noms des historiens les plus estimés, Raumer, Ranke, Waitz, Savigny, Eichhorn, Schmidt, Gieseler. M. Bourdeau s’est fait la tâche trop facile en divisant tous les historiens en deux classes : d’un côté, les statisticiens ; de l’autre, Polybe, Tacite, Tite-Live, Guichardin et M. Thiers. Il a ignoré de parti pris toute l’œuvre d’analyse et de description faite par les histo-

  1. J’ai cherché, dans l’article déjà cité, à analyser les procédés par lesquels se fait cette reconstitution.