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d’affirmer le retour des faits de fonction. Sur cette prévision se fonderont deux sciences encore imparfaites, la morale et la politique. Cette connaissance de l’avenir est déjà réalisée par les tables de mortalité, par les tableaux de la production et du commerce, par les budgets. Dans l’ensemble de la civilisation, on peut prédire que le progrès continuera ; « la courbe de l’évolution que le passé a suivie se prolongera dans l’avenir ». L’ouvrage se termine par une esquisse des progrès qui vont s’accomplir dans la vie matérielle, les arts, les sciences, la moralité et les lois. La conclusion est optimiste. « Balance faite, le bien l’emporte, puisque la vie dure et s’accroît. » Mais c’est un optimisme modeste, semblable à celui de Voltaire. « La nature inexorable ne nous accorde que des plaisirs passagers, de rares et courtes joies…, des vérités bornées…, des vertus inachevées… Renonçons à l’infini, à l’absolu qui nous trompent et nous privent de ce que le fini pourrait nous offrir. L’indéfini a de quoi suffire à toutes nos ambitions. »

On ne peut méconnaître que la thèse de M. Bourdeau renferme une forte part de vérité. Que répondre à ses objections contre la méthode narrative tirées de l’incertitude de la critique des témoignages et de l’impuissance à établir sûrement un fait particulier[1] ?

Il est certain aussi qu’un résultat n’est vraiment précis que lorsqu’il peut se formuler en chiffres. La méthode des dénombrements pourrait même recevoir des applications auxquelles M. Bourdeau ne paraît pas avoir songé l’organisation sociale du moyen âge par exemple serait mieux comprise si l’on dressait une statistique des propriétaires, des différentes catégories de nobles, des villages peuplés par des serfs. — Il ne servirait de rien de reprocher à la statistique ses nombreuses erreurs. M. Bourdeau sait sans doute que beaucoup d’employés chargés de dresser des tableaux statistiques ne se font aucun scrupule d’inventer les chiffres ; il n’a pas, je suppose, une foi complète dans les statistiques agricoles ou commerciales, il sait comment elles se fabriquent. Mais ces critiques n’atteignent que les bureaux de statistique, non la méthode statistique, elles tomberaient si les employés étaient remplacés par des savants consciencieux. C’est la statistique ainsi pratiquée, la statistique de l’avenir, non la statistique du présent, qui inspire à M. Bourdeau une si entière confiance. « Il faut, disait-il, avoir la franchise d’en convenir ; cette science, d’origine si récente, est encore à l’école ; mais avec le temps son éducation se fera. »

La méthode statistique est légitime dans son principe ; appliquée avec rigueur, elle pourra contribuer à faire de l’histoire une science précise. Mais il reste une question que M. Bourdeau semble ne pas s’être posée. Cette méthode est-elle applicable à toutes les recherches

  1. Je renvoie M. Bourdeau à un article de la Revue philosophique (juillet-août 1887) où j’ai essayé de reconstituer la série des intermédiaires par lesquels il faudrait passer pour tirer d’un document une inférence certaine. Il y verra qu’il n’est pas le seul à douter de la certitude de l’histoire narrative.