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(guerres, actes des souverains, révolutions) ; tandis qu’ils devraient s’intéresser aux « faits réguliers » ou « faits de fonctions », qui se reproduisent chaque jour (mouvement de la population, état de la fortune, mœurs, idées).

Pour mettre de l’ordre dans leurs recherches, les historiens sont réduits à adopter des cadres arbitraires (une époque, un pays, un événement, un personnage) ; ces divisions « leur servent seulement à séparer ce qui les intéresse de ce qui leur est indifférent », et les empêchent d’apercevoir les connexions entre les faits. La science au contraire ne peut accepter qu’un cadre fixe et général.

Enfin les historiens adoptent pour leur exposition la méthode narrative, qui les oblige à déterminer de quelle façon s’est passé chaque fait particulier. Or cette détermination ne peut presque jamais être faite avec certitude, car l’historien est réduit aux allégations des « témoins qui se présentent d’office pour témoigner », et ces témoins ou n’ont pas vu eux-mêmes, ou n’ont pas su voir, ou n’ont pas voulu être exacts. L’historien est égaré en outre par sa propre imagination, par le besoin de donner une belle forme au récit, sans parler de ses passions politiques et religieuses, ou de ses préjugés de classe et de système, ou de son patriotisme. « Que savons-nous finalement en histoire ? Bien peu de chose ou presque rien… En ce qui concerne les particularités, nous n’aurons jamais qu’une vérité partielle, conjecturale et toujours suspecte. » Il n’y a donc pas de savants en histoire, « il n’y a que des littérateurs dissertant à plaisir sur de beaux sujets ; les historiens sont « des poètes affligés d’une imagination paresseuse, qui ont voulu se dispenser de la fatigue d’inventer ».

Pour devenir une science, l’histoire doit changer de but, de programme et de méthode. Elle doit étudier les masses plutôt que les héros, les faits réguliers plutôt que les faits singuliers ; son objet, c’est l’humanité pendant la suite entière des âges. Elle doit remplacer les divisions d’époques ou de régions par des cadres empruntés à l’analyse des fonctions de l’humanité, elle aura à examiner « six grands aspects de la vie humaine, l’industrie, la passion, l’art, la science, la moralité, l’association ». Ainsi comprise l’histoire pourra être définie « la science des développements de la raison ». Elle rejetera la méthode narrative et adoptera la méthode statistique. L’exposition de cette nouvelle méthode est la partie la plus neuve de l’ouvrage.

C’est une « méthode mathématique », car il ne s’agit plus de décrire des faits, il suffit de « constater leur étendue et leur fréquence » par des dénombrements. L’historien n’a plus qu’à « recueillir et à interpréter des données statistiques sur les faits de la vie commune ». Sa tâche consiste à déterminer le chiffre, la densité, le mouvement de la population, la production, la circulation, la répartition de la richesse, le nombre des artistes et des œuvres d’art, des savants, des écoles, des journaux ; il atteindra même les faits de la vie morale par les statistiques de criminalité et de démographie, les fonctions d’ordre politique