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ANALYSES.m. müller. Biographies of Words.

adopter l’ordre suivant : « désir, colère, etc., âme, esprit, etc. » Cette rectification est d’autant plus sûre que, de même que θυμός dérive d’une racine signifiant brûler qui, par une métaphore des plus naturelles et des plus fréquentes, a passé au sens moral d’être ardent, passionné, etc., la racine μαν, μέν, contenue dans μένος, avait elle-même le sens de briller, brûler, comme le montre d’une manière bien certaine le nom de la lune qui en est tiré et qui se dit mâs (pour mâns) en sanscrit, μής ou μήν en grec, d’où le latin mens resté dans le mot mens-is, mois. On a pris, il est vrai, l’habitude de dire que le nom de la lune se rattache à la racine man, penser, par le développement significatif de cette racine dans la direction d’estimer, apprécier, mesurer ; la lune serait ainsi l’astre qui mesure le temps. Cette explication est tout à fait improbable ; tout porte à croire, au contraire, que la lune a été appelée la brillante (mâns) longtemps avant que l’idée nette du temps, de sa mesure et du rapport de l’astre en question avec cette mesure, naquît dans l’esprit des hommes. Le passage du sens de lune au sens de mois s’est fait lui-même d’une manière toute naturelle et inconsciente ; on a identifié la durée de la révolution de la lune autour de la terre, à la lune elle-même, parce que cette révolution a pour signe la succession régulière et indéfiniment renouvelée des mêmes aspects du satellite de notre globe. Mais on peut affirmer hardiment que l’idée d’un temps déterminé a suivi et non précédé une longue constatation du phénomène, et qu’ici comme toujours, l’éclat par lequel l’objet à dénommer s’indiquait aux sens a présidé à sa dénomination, bien plutôt que l’idée complexe et abstraite du rapport de ses phases avec l’écoulement du temps. Est-il besoin d’ajouter qu’aucune des nombreuses périphrases au moyen desquelles les poètes ont désigné la lune en sanscrit n’est en relation avec son rôle de mesureuse du temps ? Quant aux autres termes propres qui, abstraction faite de mâs, servent à la dénommer en cette même langue, ils reposent tous sur l’idée de briller, comme par exemple candras, qui contient la même racine briller-brûler que le latin candeo, in-cend-o, etc.

Ces exemples, auxquels beaucoup d’autres du même genre pourraient s’ajouter, mettent en lumière le côté faible de la science, si étendue pourtant à tant d’autres égards, de M. Max Müller. Il a fait d’innombrables comparaisons dans le champ de la linguistique étymologique ; bon nombre d’entre elles sont exactes et fécondes ; mais beaucoup d’autres sont ou hâtives ou incomplètes ou fautives. Il s’est trop peu pénétré de cette idée qu’ici aussi il y a des lois et que c’est seulement en s’efforçant de les déterminer qu’on a chance de faire œuvre tout à fait scientifique.

Paul Regnaud.