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siens qui peuvent résulter d’observations fondées sur cette science.

D’après l’auteur, la racine indo-européenne man, penser, serait la même qui se trouve dans le latin maneo, demeurer, rester, et le sens primitif de man serait « rester, ou, dans un sens causatif, faire rester, arrêter, tenir » ; d’où, par suite d’un développement ultérieur, tenir (dans sa pensée), se souvenir, penser. Les seules analogies invoquées à l’appui de cette opinion sont les mots anglais et français recollection et compréhension, venant du latin recolligo et comprehendo. Mais qui ne voit combien les rapports significatifs de ces différents mots sont éloignés et peu sûrs ? Rien ne prouve que la racine man de maneo ait jamais signifié tenir. D’autre part, recolligo et comprehendo sont des formes complexes, par conséquent peu anciennes, et qui de plus n’ont guère pris nettement qu’aux temps modernes le sens moral qui s’est attaché à l’anglais recollection et au français compréhension. En matière aussi délicate, une comparaison faite dans de semblables conditions ne prouve absolument rien.

Mais il y a plus. Le sens de penser qu’a revêtu la racine man dérive d’une idée toute différente de celle de s’arrêter, arrêter, tenir ; on le voit parfaitement par le sanscrit manas et les mots grecs μένος, μῆνις, μανία. Le manas des Hindous est l’instrument intellectuel de la volonté ou du désir, et, primitivement, le désir lui-même ou la passion. Même sens originaire pour μένος. Dans μῆνις et μανία l’acception d’ardeur mentale, d’agitation intellectuelle, de colère et même de folie, s’y accuse encore davantage le premier vers de l’Iliade Μῆνιν ἀείδε, etc., est là pour le prouver. Les idées de pensée, réflexion, sagesse, mémoire, qui ont prévalu dans les mots de même origine, comme le sanscrit mati, le grec μῆτις, μνήμη, le lat. mens, etc., ne sont que secondaires, — la pensée se manifestant par les mouvements violents de l’âme qui, pour l’humanité primitive, représentaient d’une manière à peu près exclusive les facultés intellectuelles dont elle disposait. Ce n’est qu’après avoir réfléchi, philosophé même, qu’on a identifié la réflexion à la pensée, et, longtemps avant qu’on réfléchit, on identifiait celle-ci à l’amour ou à la haine, à la répulsion ou au désir, à la colère ou à l’enthousiasme ; et c’est d’après de telles formes qu’elle a été conçue et qualifiée d’abord. Il n’y a pas là du reste une simple conjecture, comme pour le rapport qu’établit M. Max Müller entre les idées de tenir et de penser. Une dérivation significative tout à fait analogue se constate pour le mot θυμός. Ici la partie radicale est la même que dans θύω, briller, brûler, d’où sacrifier ; aussi le sens premier de θυμός est-il chaleur, ardeur (intellectuelle), d’où « désir, passion, colère, courage, cœur, âme, vie ». L’analogie à cet égard avec μένος est aussi étroite que possible, ce mot signifiant d’après le dictionnaire Chassang, auquel j’ai emprunté également les différentes acceptions dans lesquelles se prend θυμός : « âme, cœur, esprit, désir ardent, colère, courage, force ». Il y a lieu toutefois de remarquer que l’auteur du dictionnaire en question a interverti le développement significatif pour ce dernier mot, et qu’il aurait dû