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Parmi les évolutionnistes et transformistes, qui abusent aussi beaucoup du mot nature, nous ne voyons guère que Lamarck qui ait pris la peine de nous dire ce qu’il entend au juste par là. « La nature, écrit-il, est un ordre de choses étranger à la matière, déterminable par l’observation des corps, et dont l’ensemble constitue une puissance inaltérable dans son essence, assujettie dans tous ses actes et constamment agissante sur toutes les parties de l’univers[1]. » — « La nature n’est que l’instrument, que la voie particulière qu’il a plu à la puissance suprême d’employer pour faire exister les différents corps, les diversifier, leur donner soit des propriétés, soit même des facultés, en un mot pour mettre toutes les parties passives de l’univers dans l’état mutable où elles sont incessamment. Elle n’est en quelque sorte qu’un intermédiaire entre DIEU et les parties de l’univers physique, pour l’exécution de la volonté divine[2]. » Ce qui la constitue, ce sont les mouvements et les lois ; le mouvement, qui n’est essentiel à aucun corps ; les lois, manifestations directes de la volonté divine, causes d’inaltérable harmonie. À sa disposition sont incessamment l’espace et la durée.

M. Nourrisson adresse à cette théorie des objections bien fondées ; nous croyons pouvoir dire, malgré tout, qu’elle est remarquable en ce qu’elle fait du transformisme de Lamarck toute autre chose qu’un système matérialiste, comme ceux de Hæckel, de Büchner, de Karl Vogt, etc. En effet, sans être une substance, l’ordre qu’exprime la nature est profondément distinct des corps et des phénomènes qu’il régit ; il n’a pas en eux sa raison d’être ; c’est lui au contraire qui les fait exister. L’ordre, cause directrice et cause finale du mouvement universel, qu’est-ce autre chose que l’intelligence divine, substituée, comme explication suprême, à l’aveugle nécessité d’un mécanisme absolu ?

Il nous paraît de plus qu’il y a quelque profondeur dans cette conception d’un intermédiaire entre Dieu et le monde, entre la cause suprême et l’infinie multitude des êtres et des faits passagers. C’est ainsi que Berkeley, dans la Siris, renouant le fil de la tradition platonicienne qu’avait brisé Descartes, imagine l’éther, ministre omniprésent, et merveilleusement agile, de la volonté souveraine. Une conception analogue a été celle de beaucoup de grands esprits, et il est permis de croire que, sans elle, toute philosophie de l’univers est incomplète.

Quoi qu’il en soit, et en raison des équivoques auxquelles il n’a cessé de prêter, nous serions assez d’avis de bannir le mot nature du langage philosophique, ou tout au moins de ne pas l’employer sans le définir rigoureusement. Telle était l’opinion de Robert Boyle, dans son livre De ipsa natura, dont M. Nourrisson nous donne une intéressante analyse. Nous y apprenons que le mot nature ne se rencontre

  1. Introduction à l’histoire des animaux sans vertèbres, 2e édit., p. 260.
  2. Ibid., p. 272.