Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
revue philosophique

difficultés ; elles provoqueront des objections. Mais on comprend que, pour les discuter, il nous faudrait beaucoup de temps et d’espace. Aussi nous en tiendrons-nous au compte rendu, non sans avoir payé notre tribut d’hommages à une pensée toujours élevée, souvent pénétrante. Nous ne pouvons dire assez notre estime pour ceux qui agitent avec sincérité de tels problèmes ; on ne sait en effet ce que perdrait l’humanité le jour où elle cesserait définitivement de les poser.

L. C.

M. Nourrisson. Philosophies de la nature. Bacon, Boyle, Toland, Buffon. Perrin, 1887, in-12.

L’ouvrage de M. Nourrisson se compose de quatre intéressantes études et d’une importante préface, qui est comme un résumé des théories sur la nature depuis Thalès jusqu’à nos jours. L’auteur y marque chaque doctrine par ses traits essentiels, et il s’efforce de démêler partout l’obscurité et l’équivoque de ce mot de nature, qui tient une si grande place dans les systèmes philosophiques. Il est certain par exemple que, dans la doctrine d’Aristote, il est fort difficile de se faire une idée nette de ce que c’est que la nature ; est-elle la matière ? Aristote incline plutôt à penser qu’elle est la forme. Mais il n’y a pas une forme unique ; il y en a une infinité, car la forme est principe d’individualité. D’où viennent ces formes ? Emergent-elles de la matière qui, cependant, ne les contient pas ? Sont-elles des manifestations de l’acte pur ? Mais la pensée divine, qui ne pense qu’elle-même, les ignore. Ont-elles une existence absolue, quand nous savons d’autre part qu’excepté Dieu, il n’y a pas de forme sans quelque matière ? Voilà des questions qu’Aristote ne paraît pas avoir résolues, et les solutions proposées par ses commentateurs ne sont que des conjectures. Dans le plus grand des systèmes antiques, le concept de la nature, qui cependant y joue un rôle si important, n’est donc pas élucidé, et l’on en est encore à savoir si la philosophie d’Aristote est un dualisme, ou une sorte de panthéisme idéaliste.

M. Nourrisson, résumant l’antiquité grecque et romaine, nous semble donc être dans le vrai quand il dit « qu’elle n’a point réussi, malgré de longs et parfois prodigieux efforts, à s’élever au-dessus de l’idée complexe de nature… Impuissante à concevoir l’effective pluralité des substances, l’antiquité en vient ou en revient sans cesse à l’idée fascinatrice d’unité, tantôt ramenant à la pensée ce qui est pensé, sans néanmoins refuser à ce qui est pensé une existence qu’il ne tient que de lui-même, tantôt ramenant la pensée elle-même à ce qui est pensé, ou, en d’autres termes, tantôt attribuant à l’esprit les modes mêmes de la matière qui se trouvent ainsi les modes mêmes de l’esprit, tantôt à la matière incorporant l’esprit qui n’est, dès lors, qu’une matière plus sensible et plus raréfiée ; mais toujours, par l’une ou l’autre voie, arrivant, bon gré, mal gré, à identifier logiquement, et la plupart du temps sous le nom de nature, l’homme, le monde et Dieu. »