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ANALYSES.chaignet. Psychologie des Grecs.

d’Ionie eux-mêmes, et leur a suggéré, autant que l’expérience, leurs conjectures cosmologiques. Ainsi Thalès conçoit déjà les choses comme des forces vivantes et actives, « d’après l’analogie de l’âme humaine, fidèle en cela à cette psychologie instinctive et sensée que nous avons déjà aperçue percer sous les mythes des poèmes grecs[1]. » Avec le temps, cette influence devient, par degrés, de plus en plus distincte, bien que ces philosophes anté-socratiques soient encore des psychologues, pour ainsi dire, sans le savoir. Héraclite déclare qu’il faut laisser là les livres, pour s’interroger, s’écouter, s’observer soi-même, et c’est en suivant cette méthode qu’il prétend découvrir la véritable nature des choses. Pythagore, à travers les obscurités de sa doctrine, parle clairement d’une âme du tout, ἡ τοῦ παντὸς ψυχή, par laquelle le monde vit, respire, est un et éternel, et la philosophie de Parménide, pour ne citer ici que les noms les plus importants, semblent bien être une véritable philosophie de l’esprit.

C’en est assez déjà pour montrer l’intérêt du nouveau travail de M. Chaignet, et prouver, en particulier, qu’il ne fait pas double emploi avec l’histoire de la philosophie des Grecs d’Édouard Zeller. Il conduit, en effet, à de tout autres résultats. Son chapitre sur la psychologie, autant dire la philosophie de Parménide, est un des plus propres, précisément, à faire ressortir cette diversité. On sait les conclusions surprenantes auxquelles aboutit Zeller, et il faut convenir que les commentaires de Platon et d’Aristote surtout ont servi à obscurcir, bien loin de l’éclaircir, la doctrine du véritable chef de l’éléatisme. M. Chaignet est plus frappé de certains vers de ce philosophe-poète que de toutes les explications qu’on en a données. Il les trouve assez significatifs, assez clairs par eux-mêmes pour pouvoir se passer de commentaires et il y trouve la confirmation de sa thèse, la preuve que la psychologie a conduit, même à leur insu quelquefois, les tâtonnements de tous les philosophes de la Grèce, et surtout des plus illustres.

Il prend aussi grand soin de signaler, et non sans quelque malice, les rapprochements que suggère l’étude de ces premiers essais de la pensée humaine. Les Darwin, les Spencer y trouvent leurs devanciers. S’agit-il d’Anaximandre ? « Nous rencontrons ici, dit-il, à l’origine de la spéculation philosophique, le germe de la théorie de Darwin sur l’évolution et l’origine des espèces animales, et même sur la lutte pour l’existence. » Démocrite lui paraît avoir conçu tout à fait la même hypothèse que M. Herbert Spencer, à savoir que les organes naissent de la fonction et que la fonction naît d’une action extérieure et mécanique. Enfin l’un des derniers philosophes dont il s’occupe dans ce volume, Straton, un successeur d’Aristote, lui paraît avoir devancé, touchant la nature de l’âme, l’idéalité du temps et le vide de la notion de substance, certaines écoles contemporaines : « Dans tous ces traits, dit-il, il sera facile d’en reconnaître plusieurs que des écoles célèbres

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