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ANALYSES.g. lyon. L’idéalisme en Angleterre, etc.

ni concevoir, ou imaginer, qu’on doive admettre pour vrai, c’est-à-dire qu’il faut entièrement fermer la porte à la raison et se contenter d’être singe ou perroquet, et non plus homme, pour mériter d’être mis au rang de ces excellents esprits. Car si les choses qu’on peut concevoir doivent être estimées fausses pour cela seul qu’on les peut concevoir, que reste-t-il, sinon qu’on doit seulement recevoir pour vraies celles qu’on ne conçoit pas, et en composer sa doctrine, en imitant les autres, sans savoir pourquoi on les imite, comme font les singes, et en ne proférant que des paroles dont on n’entend point le sens, comme font les perroquets. Mais j’ai bien de quoi me consoler, pour ce qu’on joint ici ma physique avec les pures mathématiques, auxquelles je souhaite surtout qu’elle ressemble. » Il y a certes de l’ironie, et Descartes ne paraît pas se soucier beaucoup de l’objection ; mais c’est qu’il la trouve absurde et indigne d’une réfutation. L’intelligible seul est, pour lui, réel ; s’ensuit-il qu’il absorbe l’intelligible dans l’intelligence ? Loin de là, l’intelligibilité est à ses yeux l’essentiel caractère de l’objectivité. Ce que Descartes prend pour un compliment, c’est qu’on rapproche sa physique de la pure mathématique ; ce n’est pas qu’on ait pu voir dans son système un idéalisme auquel le ton méprisant de sa réponse prouve qu’il n’a jamais pensé. Les idéalistes sont à ses yeux ceux qui substituent à la réalité les imaginations et les fictions de leur esprit. L’eût-on flatté, par hasard, en l’enrôlant parmi eux ?

Mais, dit-on, Descartes a beau faire, l’étendue géométrique est chose abstraite, non réelle, et, qu’il le veuille ou non, réduisant la matière à l’étendue, il est idéaliste. — D’abord Descartes définit ordinairement la matière une substance ou une chose étendue ; ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de l’identifier purement et simplement à l’étendue ; puis, je ne fais nulle difficulté de reconnaître qu’en réduisant toute la réalité matérielle à ce qui peut être l’objet des mathématiques, Descartes a, malgré lui, quelque peu compromis cette réalité. Son univers est trop clair, trop simple, trop pénétrable à notre intelligence ; il y manque ce fonds mystérieux, cet inconnaissable où nous sentons comme la résistance du réel qui ne veut pas se laisser assimiler à notre esprit. Tout ce que nous comprenons parfaitement devient, si l’on peut dire, partie de nous-mêmes et nous-mêmes : à l’encontre de Descartes, je dirais volontiers que le caractère essentiel de la réalité, c’est son incompréhensibilité. Est-ce que, dans l’âme, tout est lumière et conscience ? Est-ce que la pensée se saisit dans son principe ? J’admets qu’au fond tout est intelligible, mais pour une intelligence souveraine, non pour la nôtre qui ne connaîtra jamais entièrement le tout de rien ; et cette intelligence souveraine elle-même, l’une des meilleures raisons que nous ayons pour y croire, c’est qu’elle est incompréhensible. J’ajoute que ce mystère fondamental de toute réalité, par où le non-moi se distingue du moi, est la condition de toute recherche scientifique, la cause finale du mouvement investigateur de l’esprit. Il