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P. REGNAUD.le verbe, ses antécédents, etc.

gique qui s’est perpétué dans les phrases empruntées aux langues des sauvages, où les noms d’action comme « coup » tiennent lieu d’un verbe. En opérant une substitution qu’autorise le rapport de cultura et de cultor, nous pouvons établir l’équation : « à Paul coup Pierre » = « à Paul chose frappante (est) Pierre » ; autrement dit, le mot « coup », dans la phrase en question, est pour ainsi dire à cheval sur son sens originaire d’agent et sur son sens dérivé d’action. Et le premier, si l’on se reporte à ce que nous avons dit plus haut, explique parfaitement comment le second peut affecter une valeur verbale. Tous les exemples analogues cités ou qui pourraient l’être, rentrent nécessairement dans l’une ou l’autre de ces catégories : le nom d’agent ou le nom d’action tenant lieu d’un verbe. Or, comme nous l’avons vu, le verbe et le nom d’action ne sont que des modifications spéciales du nom d’agent. Il en résulte que le procédé logique qui consiste à employer l’une de ces trois espèces de mots pour l’autre, implique, non pas une manière différente de percevoir et de raisonner, mais simplement l’attribution d’un instrument plus ou moins spécial, à des fonctions ayant un caractère commun. Avant que l’industrie humaine n’ait multiplié à l’infini la forme des outils tranchants, selon les usages divers auxquels ils sont appelés à servir de nos jours, la hache de pierre de nos ancêtres suffisait à tous leurs besoins. Il en a été de même du langage. En ce qui le concerne, l’adjectif est comparable aux couteaux de silex ; avec le pronom, dont il n’est qu’une forme, il a tenu lieu bien longtemps des dix espèces de mots. Les différentes sortes de noms en sont issues d’abord, et le verbe est une de ses plus récentes métamorphoses. Ainsi s’explique que dans les langues où l’évolution est moins avancée que celle des idiomes sémitiques et indo-européens, le verbe proprement dit fait défaut, ou ce qui revient au même, est encore confondu avec les noms d’agents et les noms d’actions sous une même enveloppe dont l’avenir le dégagera si, comme il y a lieu de le croire, une poussée analogue à celle qui a fait épanouir le langage des peuples civilisés continue de développer celui des nations sauvages.

On le voit, loin de prouver des différences mentales constitutives entre les races humaines, la comparaison des formes que revêt la proposition parmi les groupes ethniques les plus étrangers les uns aux autres établit au contraire qu’à ce point de vue, si le degré d’avancement n’est pas le même, à en juger par leurs effets, la disposition et le jeu des ressorts intellectuels auxquels il est dû sont identiques.

Paul Regnaud.