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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

rien ne pourrait plus combler, la Nature, elle, la « grande indifférente », la « nourrice mercenaire qui nous berce tous, vivants ou morts, sur ses genoux », ne sentait aucun vide. Dans nos cœurs brisés, ce contraste faisait sourdre une indignation contenue. Hélas ! après dix-huit siècles de découvertes scientifiques et de méditations philosophiques, c’est sur la Nature entière telle qu’elle se révèle à la science, avec son aveugle fécondité, ses destructions aveugles et son mépris de la vie individuelle, que, du plus haut de la pensée, doit aujourd’hui tomber le pardon :

S’il est des malheureux, il n’est point de bourreau,
Et c’est innocemment que la Nature tue.
Je vous absous, soleil, espaces, ciel profond,
Étoiles qui glissez, palpitant dans la nue !
Ces grands êtres muets ne savent ce qu’ils font.

Sur les flancs de la montagne, d’où l’œil aperçoit « le double infini de la mer et des cieux », une pierre porte cette simple inscription : Jean-Marie Guyau, philosophe et poète, mort à l’âge de trente-trois ans, le 31 mars 1888. Au-dessous on a gravé ces paroles tirées de son plus beau livre, et qui sont comme sa voix même sortant de sa tombe, — sa voix retentissante de l’accent des pensées éternelles :

« Ce qui a vraiment vécu une fois revivra, ce qui semble mourir ne fait que se préparer à renaître. Concevoir et vouloir le mieux, tenter la belle entreprise de l’idéal, c’est y convier, c’est y entraîner toutes les générations qui viendront après nous. Nos plus hautes aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sont comme des ondes qui, ayant pu venir jusqu’à nous, iront plus loin que nous, et peut-être, en se réunissant, en s’amplifiant, ébranleront le monde. Je suis bien sûr que ce que j’ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves peut-être ne sera perdu ; d’autres les reprendront, les rêveront après moi, jusqu’à ce qu’ils s’achèvent un jour. C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut. »

Alfred Fouillée.