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gions disent à l’homme : Abandonne-toi un instant, laisse-toi aller à la force de l’exemple, de l’habitude, au désir d’affirmer même là où tu ne sais pas, à la peur enfin, et tu seras sauvé, — à cette heure où l’acte de foi aveugle est la suprême faiblesse, « le doute est assurément la position la plus haute et la plus courageuse que puisse prendre la pensée humaine ; c’est la lutte jusqu’au bout, sans capitulation ; c’est la mort debout, en présence du problème non résolu, mais indéfiniment regardé en face[1] ».

Ses travaux déjà si nombreux et si féconds ne lui paraissaient que peu de chose auprès de ce qu’il espérait faire. À ce moment de sa vie, tout lui souriait : les joies de la famille et de la paternité, le succès toujours grandissant de ses ouvrages, l’avenir pour lui plein de promesses. Le seul point noir était cette santé si chancelante et depuis si longtemps menacée. Pendant une dernière maladie de cinq mois, en voyant ses forces et sa vie lui échapper jour par jour, quelle amertume dut lui monter au cœur ! Il n’en laissa rien voir. Il n’était préoccupé que de cacher ses tristes pressentiments, pour ne point affliger les siens. On ne saurait avoir plus de force d’âme, plus de douceur sereine en face de la souffrance, en face de la mort, qu’il attendait, comme il l’avait dit, « debout ».

La veille du 31 mars, cet esprit infatigable avait travaillé encore : il dicta quelque pages. Dans la nuit, il laissa pour la première fois sentir aux siens qu’il ne s’était point fait illusion sur sa fin prochaine : « j’ai bien lutté ! » disait-il ; puis, voulant adoucir la seule peine qu’il ne fût plus en son pouvoir d’épargner aux autres : « Je suis content, murmura-t-il à demi-voix, — oh ! absolument content ; il faut l’être aussi, vous tous… » — Il s’éteignit en souriant aux trois personnes aimées qui l’entouraient et qui, dans une inexprimable angoisse, tenaient fixés sur lui leurs yeux, comme pour le retenir, le rattacher à elles et à la vie par la puissance du regard.

C’était la nuit du vendredi saint. On l’enterra le matin du jour de Pâques. Les croyants, eux, célébraient par toute la terre l’espoir de la délivrance finale et le pardon tombé du haut d’une croix sur les hommes. Nous, à l’écart de cette pompe religieuse, dans un profond silence, nous suivions celui qu’on emportait accompagné de ses seuls amis ; son cercueil s’avançait, recouvert seulement des fleurs qu’il avait aimées. Le soleil resplendissait, la mer bleue s’étendait à perte de vue, sans une ride. Tandis qu’il y avait au fond de nous-mêmes un vide infini laissé par celui qui s’en allait, un abîme que

  1. L’Irréligion de l’avenir, p. 330.