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domine un seul sentiment, celui d’être las, très las. On voudrait apaiser, relâcher toute tension de la vie, s’étendre, se dissoudre. Oh ! ne plus être debout ! comme les mourants comprennent cette joie suprême et se sentent bien faits pour le repos du dernier lit humain, la terre ! Ils n’envient même plus la file interminable des vivants qu’ils entrevoient dans un rêve se déroulant à l’infini et marchant sur ce sol où ils dormiront. Ils sont résignés à la solitude de la mort, à l’abandon. Ils sont comme le voyageur qui, pris du mal des terres vierges et des déserts, rongé de cette grande fièvre des pays chauds qui épuise avant de tuer, refuse un jour d’avancer, s’arrête tout à coup, se couche : il n’a plus le courage des horizons inconnus, il ne peut plus supporter toutes les petites secousses de la marche et de la vie, il demande lui-même à ses compagnons qu’ils le délaissent, qu’ils aillent sans lui au but lointain, et alors, allongé sur le sable, il contemple amicalement, sans une larme, sans un désir, avec le regard fixe de la fièvre, l’ondulante caravane de frères qui s’enfonce dans l’horizon démesuré, vers l’inconnu qu’il ne verra pas.

« Assurément quelques-uns d’entre nous auront toujours de la peur et des frissons en face de la mort, ils prendront des mines désespérées et se tordront les mains. Il est des tempéraments sujets au vertige, qui ont l’horreur des abîmes, et qui voudraient éviter celui-là surtout à qui tous les chemins aboutissent. À ces hommes Montaigne conseillera de se jeter dans le trou noir « tête baissée », en aveugles ; d’autres pourront les engager à regarder jusqu’au dernier moment, pour oublier le précipice, quelque petite fleur de montagne croissant à leurs pieds sur le bord ; les plus forts contempleront tout l’espace et tout le ciel, rempliront leur cœur d’immensité, tâcheront de faire leur âme aussi large que l’abîme, s’efforceront de tuer d’avance en eux l’individu, et ils sentiront à peine la dernière secousse qui brise définitivement le moi. La mort d’ailleurs, pour le philosophe, cet ami de tout inconnu, offre encore l’attrait de quelque chose à connaître ; c’est, après la naissance, la nouveauté la plus mystérieuse de la vie individuelle. La mort a son secret, son énigme, et on garde le vague espoir qu’elle vous en dira le mot par une dernière ironie en vous broyant, que les mourants, suivant la croyance antique, devinent, et que leurs yeux ne se ferment que sous l’éblouissement d’un éclair. Notre dernière douleur reste aussi notre dernière curiosité. »

VI

Une exposition et une critique de l’Épicurisme qui constituent le travail le plus complet sur la matière, avec des considérations absolument neuves sur la théorie de la contingence, du hasard et de la liberté dans Épicure ; une exposition et une critique non moins approfondies de la morale anglaise contemporaine, dans un livre qu’un