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l’amour, condition de sa force même et de son progrès dans les sociétés humaines, lorsqu’il osait interdire l’attachement et ordonnait l’impassibilité ; autant il avait raison quand, nous parlant de notre propre mort, il recommandait à l’homme de se mettre au-dessus d’elle. De consolation, point d’autre que de pouvoir se dire qu’on a bien vécu, qu’on a rempli sa tâche, et de songer que la vie continuera sans relâche après vous, peut-être un peu par vous ; que tout ce que vous avez aimé vivra, que ce que vous avez pensé de meilleur se réalisera sans doute quelque part, que tout ce qu’il y avait d’impersonnel dans votre conscience, tout ce qui n’a fait que passer à travers vous, tout ce patrimoine immortel de l’humanité et de la nature que vous aviez reçu et qui était le meilleur de vous-même, tout cela vivra, durera, s’augmentera sans cesse, se communiquera de nouveau sans se perdre ; qu’il n’y a rien de moins dans le monde qu’un miroir brisé ; que l’éternelle continuité des choses reprend son cours, que vous n’interrompez rien. Acquérir la parfaite conscience de cette continuité de la vie, c’est par cela même réduire à sa valeur cette apparente discontinuité, la mort de l’individu, qui n’est peut-être que l’évanouissement d’une sorte d’illusion vivante. Donc, encore une fois, — au nom de la raison, qui comprend la mort et doit l’accepter comme tout ce qui est intelligible, — ne pas être lâche.

« Le désespoir serait grotesque d’ailleurs, étant parfaitement inutile : les cris et les gémissements chez les espèces animales, — du moins ceux qui n’étaient pas purement réflexes, — ont eu pour but primitif d’éveiller l’attention ou la pitié, d’appeler au secours : c’est l’utilité qui explique l’existence et la propagation dans l’espèce du langage de la douleur ; mais, comme il n’y a point de secours à attendre devant l’inexorable, ni de pitié devant ce qui est conforme au Tout et conforme à notre pensée elle-même, la résignation seule est de mise, et bien plus un certain consentement intérieur, et plus encore ce sourire détaché de l’intelligence qui comprend, observe, s’intéresse à tout, même au phénomène de sa propre extinction. On ne peut pas se désespérer définitivement de ce qui est beau dans l’ordre de la nature.

« Si quelqu’un qui a déjà senti les « affres de la mort » se moque de notre prétendue assurance en face d’elle, nous lui répondrons que nous ne parlons pas nous-même en pur ignorant de la perspective du « moment suprême ». Nous avons eu l’occasion de voir plus d’une fois, et pour notre propre compte, la mort de très près, — moins souvent sans doute qu’un soldat ; mais nous avons eu plus le temps de la considérer tout à notre aise, et nous n’avons jamais eu à souhaiter que le voile d’une croyance irrationnelle vint s’interposer entre elle et nous. Mieux vaut voir et savoir jusqu’au bout, ne pas descendre les yeux bandés les degrés de la vie. Il nous a semblé que le phénomène de la mort ne valait pas la peine d’une atténuation, d’un mensonge. Nous en avons eu plus d’un exemple sous les yeux. Nous avons vu notre grand-père (qui, lui aussi, ne croyait guère à l’immortalité) frappé par des