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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

lution par les êtres arrivés au degré supérieur ; mais, après tout, comme nous ne pouvons affirmer avec certitude que cette direction n’existe pas ou ne pourra jamais exister, le sentiment moral et social nous excite à agir, dans notre sphère, de manière à produire, autant qu’il est en nous, cette direction supérieure de l’évolution universelle. » La plus haute conception de la morale et de la métaphysique est donc, comme le dit Guyau, « celle d’une sorte de ligue sacrée, en vue du bien, de tous les êtres supérieurs de la terre et du monde. »

Maintenant, quels sont les faits scientifiques qui pourraient s’opposer à ces espérances sur la destinée des mondes et de l’humanité ? Guyau les passe en revue et, avec une fécondité admirable de spéculations et de raisonnements, il s’efforce de maintenir ce qu’on pourrait appeler les droits de l’espérance.

L’idée décourageante par excellence dans la théorie de l’évolution, c’est celle de la dissolution ; Guyau fait voir que cette idée n’y est pas « invinciblement liée ». Jusqu’à présent, dit-il, il n’est pas d’individu, pas de groupe d’individus, pas de monde qui soit arrivé à une pleine conscience de soi, à une connaissance complète de sa vie et des lois de cette vie ; « nous ne pouvons donc pas affirmer ni démontrer que la dissolution soit essentiellement, éternellement et universellement liée à l’évolution par la loi même de l’être : la loi des lois nous demeure . » L’évolution, pour atteindre dans l’ordre mental des résultats à l’abri de la dissolution, a trois grandes ressources : l’infinité du nombre, celle du temps, celle de l’espace. Les combinaisons possibles des nombres et des choses sont elles-mêmes innombrables ; les hasards de la sélection, qui ont déjà produit tant de merveilles, peuvent en produire de supérieures encore. Quant à l’infinité du temps, elle est d’abord un motif de découragement, puisque l’éternité à parte post semble un demi-avortement de l’effort universel. Guyau a lui-même exposé cette objection dans les vers magnifiques de l’analyse spectrale : la découverte de l’homogénéité universelle semble nous révéler l’universelle monotonie, nous rendre visible l’eadem sunt omnia semper ; de là cette douloureuse interrogation de la pensée :

L’éternité n’a donc abouti qu’à ce monde !
La vaut-il ? Valons-nous, hommes, un tel effort ?
Est-ce en nous que l’espoir de l’univers se fonde ?…
Je pense, mais je souffre ; en suis-je donc plus fort ?

La pensée est douleur autant qu’elle est lumière ;
Elle brûle souvent la nuit, avec effroi,
Je regarde brûler dans l’azur chaque sphère,
Que je ne sais quel feu dévore comme moi.