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trompe : le plus cultivé des peuples anciens fut le peuple grec, ce fut le plus scientifique et aussi le plus métaphysicien. Nous ne voyons pas non plus, dans les temps modernes, que la France et l’Allemagne, en se cultivant, aient perdu le goût des questions métaphysiques : le grand essor scientifique et littéraire, dans ces deux pays, coïncide précisément avec l’essor métaphysique des Descartes, des Spinoza, des Leibnitz, des Kant, des Hegel, des Schopenhauer. Les peuples cultivés agitent les questions insolubles pour savoir s’il est bien vrai qu’elles soient insolubles et pourquoi elles le sont : personne, pas même Kant, ne peut se flatter d’avoir a priori déterminé les limites exactes de l’expansion intellectuelle ; d’ailleurs, là même où le savoir positif ne peut plus atteindre, encore y a-t-il place pour des hypothèses, et, si l’on veut, pour des symboles intellectuels ou moraux, accompagnés de sentiments et de volitions. Nous ne croyons donc pas que le progrès de la culture se reconnaisse à l’indifférence en matière de métaphysique ; car cette indifférence entraînerait l’abaissement de la spéculation scientifique elle-même et de cette haute spéculation pratique qu’on appelle la moralité désintéressée, le dévouement pour une idée, le sacrifice des avantages certains de la vie individuelle à une conception problématique, mais grande et belle, de la vie universelle et de l’humanité[1].

La place nous manque pour passer ici en revue les divers systèmes métaphysiques dont Guyau fait une exposition rapide, mais substantielle, originale, profonde. Nous ne pouvons qu’indiquer sommairement ses dernières conclusions, relatives au problème de la destinée. Ses pages sur la mort et l’immortalité sont peut-être ce qu’on

  1. M. Schérer, lui aussi, dans cet intéressant entretien avec cet autre lui-même, Montaigu, qu’il nous a raconté récemment, laisse voir son scepticisme à l’égard de toute métaphysique. C’est l’Irreligion de l’avenir qui lui a fourni l’occasion de cette sorte d’examen de conscience philosophique. M. Schérer assimile la métaphysique à la théologie, le supra-sensible et l’idéal au « surnaturel » des religions. Après avoir placé ainsi l’objet de la métaphysique, comme de la religion, dans le surnaturel, M. Schérer n’a plus de peine à démontrer que cet objet est « transcendant », à jamais indéterminable, et enfin irreprésentable. Mais la question est de savoir si la métaphysique porte exclusivement sur le transcendant, si elle n’est pas avant tout, dans sa partie positive, une analyse radicale et une synthèse générale de l’expérience, c’est-à-dire de l’immanent et, en dernière analyse, de la vie ; si le transcendant, le noumène est autre chose qu’une simple hypothèse finale, un problème que la pensée se pose à elle-même, une conception en quelque sorte hyperbolique, comme celle du néant. La suppression de la métaphysique transcendante, de l’ontologie, n’entraîne donc pas nécessairement la suppression de toute métaphysique, ni surtout d’une métaphysique de la vie, que nous avons définie ailleurs la réaction de la vie individuelle à l’égard de la vie universelle.