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a, comme on dit, son siège fait, ses habitudes, sa routine, et dont les idées tendent à se cristalliser. Ce que ne remarquent pas les adversaires de « l’intellectualisme », c’est la puissance de la logique et de la science pour modifier à la longue les sociétés. L’argument qui ne convaincra pas le croyant finira par dissoudre avec le temps la croyance. Il en est de même en politique. Essayez de convertir un monarchiste à la république, ou réciproquement : vous y perdrez votre logique. Il n’en est pas moins vrai que les philosophes du xviiie siècle ont réussi à renverser la foi au caractère divin de la royauté, à l’hérédité monarchique, à la noblesse, etc. ; on prévoit le jour où les partisans du droit divin offriraient, dans les sociétés devenues démocratiques, l’aspect étrange de la faune antédiluvienne. Pareillement, vers l’an 500 000, que seront devenus les partisans des nouveaux dogmes introduits en notre siècle par Pie IX, lesquels ne sont point, comme les dogmes anciens de la chute, de la rédemption et du salut, susceptibles d’une interprétation symbolique et plus ou moins métaphysique ?

En résumé, nous croyons qu’il y a un certain milieu intellectuel, une certaine atmosphère morale et sociale qui est, pour telle ou telle foi, une condition nécessaire d’existence et de durée. Modifiez ce milieu et cette atmosphère, vous rendrez par cela même impossibles certaines croyances : elles subsisteront encore quelque temps, puis disparaîtront peu à peu, d’abord chez les individus les plus éclairés, puis chez ceux qui le sont moins, et ainsi de suite. Pour qu’une espèce animale disparaisse, il n’est pas besoin de détruire directement les individus ; il suffit que les conditions extérieures de vie finissent par manquer à l’espèce : il en est de même des religions, elles peuvent périr par asphyxie. Or, la science, la philosophie, l’art, la législation, la politique, l’éducation sont les grands modificateurs du milieu social et de l’atmosphère intellectuelle.

Tout n’était pas faux dans la croyance des philosophes du xviiie siècle au « progrès des lumières », et s’ils ne tenaient pas compte de la lenteur du temps, les adversaires actuels du rationalisme ne tiennent pas compte de la puissance dissolvante des idées, étant donnée une longueur de temps suffisante pour l’accumulation des actions. Donc on peut maintenir que les idées, à la longue, « mènent le monde », alors même qu’elles ne mènent pas l’individu en particulier.

Guyau ne s’est nullement imaginé que tout change en nous quand l’intelligence l’exige, ni qu’une découverte scientifique suffise à bouleverser le monde, du moins immédiatement : nul plus que lui n’était persuadé de la continuité de l’évolution, de l’importance du