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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

ries renferment, Guyau voit surtout dans la religion un phénomène sociologique. En fait, c’est seulement au sein des sociétés que les religions naissent. De plus, elles sont un des liens mêmes de la société, une de ses conditions d’existence et de progrès[1]. À l’origine, la religion ne fait qu’un avec la morale et avec le droit, comme avec la philosophie et la science ; c’est même de la religion que tout le reste procède ; la morale primitive est religieuse, le droit primitif est religieux, la philosophie et la science ne se détachent de la religion que très tard. Si donc la religion est un lien des hommes avec des puissances supérieures, elle est aussi un lien des hommes entre eux, et le vinculum supernaturale doit être au fond une des conditions du vinculum naturale. Si les sociétés ont des religions, c’est qu’il y a là pour les sociétés, dans l’état actuel, une utilité et même une nécessité vitale, un moyen de subsister, de s’accroître, de l’emporter dans la grande lutte pour la vie. Toute société a le sentiment plus ou moins confus de ses conditions d’existence et de progrès : un instinct presque infaillible la guide. De même qu’elle se crée toujours à elle-même un gouvernement quelconque pour le dedans et des moyens de défense pour le dehors, de même qu’elle se fait des lois et des mœurs, de même elle se fait des croyances et des représentations symboliques de la vie universelle, du principe de l’univers, de la vie humaine et de la destinée humaine ; et elle se les fait conformes à son intérêt comme société, en harmonie avec ses propres conditions d’existence ou de perfectionnement. Voilà pour le fond de la religion ; il est en grande partie sociologique. Guyau n’en méconnaît pas pour cela le fond psychologique ; au contraire, il est clair que, la société étant composée d’hommes, tout phénomène sociologique a des racines psychologiques. Si donc la religion est née d’un besoin social, ce besoin social est lui-même la résultante d’une somme de besoins individuels. Si l’homme, par une expansion naturelle de sa vie physique et intellectuelle, n’avait pas le besoin de dépasser les phénomènes visibles pour en chercher les causes, s’il n’était pas porté, par une loi de la vie même, à concevoir partout des fins et quelque chose d’analogue à la finalité vivante ; si, de plus, il ne trouvait pas en lui le germe des idées d’infini et de parfait, si enfin il n’avait pas le besoin d’aide, le désir d’une protection supérieure pour sa vie imparfaite et sans cesse menacée, la société ne suffirait pas à créer de toutes pièces des éléments étrangers à l’individu, elle n’enfanterait pas des religions.

  1. On peut consulter, sur ce point, les belles études de M. Lesbazeilles et de M. Durckheim, publiées ici même.