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définiment dans le même individu ou le même groupe d’individus. De là une séparation un peu factice entre la sociologie et l’histoire, séparation qui, croyons-nous, ne va guère au delà de la distinction déjà établie par Comte entre la statique et la dynamique sociales. Quoi qu’il en soit, voici la définition que notre auteur donne de la sociologie : c’est la science de la solidarité humaine, l’étude des conditions qui resserrent ou relâchent les liens sociaux, et la connaissance des lois qui règlent l’apparition et la répétition de ces conditions. Quant à l’histoire, elle a pour objet le dynamisme social, qui se différencie des autres processus d’évolution par ce trait qui lui est propre, d’être un développement conscient. C’est la notion du progrès qui est l’idée capitale de l’histoire, car elle en est le fait fondamental, le véritable quid proprium.

Incidemment, l’auteur soulève la question de savoir si, dans les études sociales et historiques, l’élément subjectif, autrement dit, les idées et les aspirations personnelles de l’investigateur, ne doivent pas occuper une place infiniment plus large que celle qu’on leur accorde ou, pour parler exactement, qu’on leur refuse dans toutes les autres sciences. Ce problème qui, soit dit en passant, n’en est pas un à mon avis — il n’y a là, au plus, qu’un malentendu — est résolu par M. Lavroff dans un sens favorable « au subjectivisme sociologique ». Ce subjectivisme d’ailleurs serait, au dire de l’auteur, le trait caractéristique, la marque proéminente d’une école entière de sociologistes, la jeune école russe. Le fait est exactement rapporté et confirme une fois de plus la vieille vérité, que les causes identiques produisent invariablement des effets semblables. Il y aurait même, à ce point de vue, une intéressante étude à faire : étant donné l’état actuel de l’opinion en Russie, il s’agirait de déterminer d’avance les principaux caractères de la philosophie et de la sociologie qui, seules, aujourd’hui, peuvent conquérir la vogue et contenter le public intelligent du pays. Les lecteurs de cette Revue se rappellent, sans doute, l’admirable chapitre des « Philosophes français », dans lequel M. Taine explique si clairement les raisons multiples qui ont assuré en France l’éclatant et momentané succès de la philosophie cousinienne ; c’est de l’esprit de ce chapitre qu’il faudrait s’inspirer pour écrire l’étude dont nous venons d’indiquer le sujet. Car, comme le dit très bien M. Taine, « les mêmes forces mènent partout l’inventeur et la foule ; la seule différence entre l’un et l’autre, c’est que l’un proclame tout haut ce que l’autre murmure tout bas ; et si nous avions besoin de croire que les crocodiles sont des dieux, demain, sur la place du Carrousel, on leur élèverait un temple ». Aussi, tant que tout sera en Russie « à la protestation », à l’opposition contre la double servitude des esprits et des corps qui continue à déshonorer cette grande nation européenne, le « subjectivisme sociologique » y trouvera des défenseurs aussi éloquents que populaires.

IV. — J’aurais voulu insister encore sur quelques points de l’important travail de M. Lavroff, par exemple sur sa fine analyse de l’idée du