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ANALYSES.p. lavroff. Opyt istorii mysli, etc. .

avec les conditions organiques de la pensée elle-même ; on pourrait dire en ce sens — et je regrette que l’auteur ne se soit pas prononcé nettement à cet égard — que l’inconnaissable est un « barbarisme » de la langue philosophique, employé pour désigner l’impossible, le contradictoire, l’absurde ; enfin, entre ces deux régions, dont l’une possède la réalité vraie ou objective, et l’autre n’a de réel que l’illusion qui lui sert de base, se place l’immense domaine de l’inconnu, c’est-à-dire du possible et du probable. C’est là le royaume de l’hypothèse et la véritable « terre promise » de la science et de la philosophie scientifique. Chaque progrès de la science est un pas en avant dans cette direction. Mais s’il en est ainsi, le « saut dans l’incognoscible » dont s’enorgueillissent si haut les religions et les métaphysiques, n’est pas autre chose qu’un renoncement, volontaire ou forcé, à toute conquête sur l’inconnu, à toute marche en avant, au progrès et à l’avenir.

L’auteur passe ensuite à la détermination des conditions essentielles de la pensée ou plutôt de la connaissance ; il agite à son tour les problèmes ardus du phénoménisme et du réalisme ; il émet des vues intéressantes sur la causalité ; il explique l’illusion téléologique qui nous pousse à voir, dans certaines conditions, des buts et des moyens là où, en d’autres circonstances, nous n’apercevons qu’une relation de cause à effet ; cette illusion est, selon lui, une nécessité mentale inéluctable, une traduction, en termes subjectifs, du déterminisme rigoureux de la science. Il examine avec une grande attention ce qu’il appelle les éléments constitutifs de la pensée scientifique : les faits, les formules ou termes abstraits et généraux, les lois, enfin les hypothèses. Tout ce qu’il dit à ce sujet est fortement pensé et mérite les plus grands éloges. Sauf quelques réserves trop importantes pour pouvoir être développées ici, je suis tenté d’en dire presque autant des pages que l’auteur consacre à la classification hiérarchique des différents domaines de la pensée, et à l’ordre génétique dans lequel l’art, la science, l’industrie, etc., font leur apparition dans l’histoire.

Un paragraphe important est intitulé : Les éléments scientifiques de l’histoire. L’auteur s’y donne la tâche de prouver le caractère scientifique de ces trois disciplines, la morale ou éthique, la sociologie et l’histoire. Je ne comprends pas l’avantage qu’il y a à séparer l’étude des faits moraux du reste des études sociologiques, et encore moins la nécessité de faire de l’évolution des formes sociales l’objet d’une science qui ne serait pas la sociologie ; mais cette divergence d’opinions ne m’empêche pas de reconnaître l’habileté avec laquelle M. Lavroff défend sa thèse. Partant d’une distinction, qui me semble illusoire, des phénomènes en deux grandes classes : les faits qui obéissent à la loi de la répétition, et les faits qui sont régis par la loi de l’évolution, M. Lavroff ne veut pas qu’on confonde les sciences abstraites ou phénoménologiques, qui s’occupent des conditions de répétition des phénomènes, avec les sciences étudiant les faits d’évolution proprement dits, les modifications ou changements qui ne sauraient se répéter in-