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prépondérante dans les domaines les plus importants de la pensée, et l’idéal s’oppose partout à la réalité. Le développement devient à la fois un besoin et une vive jouissance : la vie historique fait son apparition. Peu à peu, ce mouvement s’étend, se régularise, embrasse non plus des individus isolés, mais des classes entières de la population, dans lesquelles le besoin évolutif devient habituel et héréditaire ; il se crée de la sorte des « civilisations nationales », ayant un caractère « historique ». Mais nous devons nous borner ici à cet exposé très insuffisant, nous le craignons, des vues de l’auteur sur la fonction essentielle de la vie sociale et les limites naturelles de l’histoire ; il y aurait pourtant bien des choses à dire pour et contre cette théorie qui est aussi ingénieuse qu’originale ; il y aurait lieu surtout de mettre en évidence l’affinité de bon augure qui semble exister entre la thèse du sociologiste russe et les vues extrêmement remarquables, les aperçus si fins de M. Tarde sur le rôle social de l’invention et de l’imitation.

III. — Nous arrivons à la partie la plus intéressante du travail de M. Lavroff. L’auteur débute par une esquisse rapide des méthodes générales suivies par l’esprit humain au cours de son évolution historique. Ces méthodes sont au nombre de trois : la méthode dogmatique, la méthode sceptique, et la méthode critique ou scientifique ; la première aboutit aux créations esthétiques, religieuses et métaphysiques, la seconde est un mode de penser essentiellement provisoire, une transition nécessaire entre le dogmatisme primitif et la critique réfléchie des époques ultérieures ; elle sape par leurs bases les hypothèses invérifiables du dogmatisme, elle entasse ruines sur ruines, mais du choc des illusions détruites elle fait bientôt jaillir une dernière et redoutable illusion : celle de l’incertitude absolue, du scepticisme général ou philosophique ; la méthode critique, enfin, délimite rigoureusement le vaste domaine où le scepticisme doit continuer à jouer un rôle aussi important qu’utile, du domaine plus restreint, mais qui va s’agrandissant sans cesse aux dépens du premier, où le doute systématique n’est plus de mise, car il s’y heurte à des conditions inéluctables de notre organisation mentale, et s’achoppe à une impossibilité d’ordre purement physiologique. La liaison des faits, leur interdépendance est la base de ce qu’on appelle la relativité du savoir ; un fait est toujours plus ou moins lié à un autre, et, par cela seul, la connaissance d’un fait est toujours plus ou moins certaine que la connaissance d’un autre fait la méthode critique, par conséquent, a pour but de répartir la somme totale des acquisitions et produits de la pensée en des domaines nettement distincts, selon le degré de certitude qui leur est propre et qui dépend, en premier lieu, des conditions organiques de la connaissance. Ainsi s’établissent trois domaines de la pensée : en premier lieu, celui de la science, c’est-à-dire des faits constatés par les méthodes particulières des sciences spéciales ; puis, au pôle opposé, le domaine de l’inconnaissable embrassant tous les produits de l’esprit qui sont en contradiction soit avec les faits prouvés scientifiquement, soit