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pond à un nouveau besoin intellectuel ou moral ; et les faits d’ « obstruction », les phénomènes de « survivance », tout ce qui, dans l’ordre des idées et des institutions, des sentiments et des mœurs, des croyances et des conceptions générales, est en voie de décomposition et représente un passé définitivement condamné. Cette distinction rappelle la division classique des processus sociaux en physiologiques et en pathologiques ; mais elle a sur elle l’avantage de remplacer le point de vue individuel, essentiellement biologique, par le point de vue collectif, essentiellement sociologique. La survivance des croyances religieuses, par exemple, est longtemps chose normale au sein d’une société ; ce n’est que lorsque l’équilibre entre la somme totale des survivances et tous les éléments progressifs est rompu au profit des premières, ce n’est que lorsque le passé empiète sur l’avenir au point de rendre son enfantement impossible, ou trop douloureux, qu’on peut parler de maladie sociale. C’est affaire à la science sociale de déterminer un équilibre si extraordinairement instable et d’en formuler les lois principales ; la possibilité d’une hygiène et d’une thérapeutique rationnelles des sociétés est à ce prix. Tel est, si j’ai bien saisi la pensée de l’auteur, le but que doit se proposer la sociologie, cette mécanique du monde social ; et à ce point de vue sa classification des phénomènes sociaux et le rôle important qu’il assigne, en sociologie, aux faits de « survivance », me paraissent dignes d’être notés.

II. — Dans le second chapitre, M. Lavroff précise sa conception fondamentale. Le corps social est composé de deux tissus : le plus encombrant est formé par tous les legs du passé, les idées et les mœurs traditionnelles, les survivances ancestrales ; c’est le milieu social social proprement dit, le vaste champ de la culture historique ; mais il y a dans la contexture de toute société progressive un autre élément qui réagit d’une façon constante sur le milieu dit cultivé, qui le modifie profondément, qui prépare les nouvelles étapes de l’histoire. Cet élément forme à lui seul tout le domaine de la vie historique ; il est le ferment qui fait lever la pâte molle des traditions séculaires et la préserve d’une moisissure autrement inévitable. Conformément à cette vue, il y a dans toute société deux couches ou deux clans distincts, sinon opposés : le petit groupe des participants à la vie historique, des personnalités qui, à tort ou à raison, tendent d’une façon consciente à changer le statu quo ; et la foule considérable de ceux qui n’éprouvent aucun besoin de cette sorte, et se contentent d’une existence purement individuelle et égoïste. Vivre pour autrui, voilà la noble devise des pionniers de l’histoire. Après nous le déluge, tel est le mot d’ordre des masses compactes de l’humanité qui ne suivent docilement le courant que lorsqu’il est assez fort pour les entraîner. Il est clair, dès lors, que le processus historique, l’évolution sociale, ne peuvent avoir lieu qu’au sein des groupes qui, possédant un nombre suffisant de personnalités de la première catégorie, se sont organisés de façon à ce que la minorité intelligente puisse exercer son influence sur les éléments inertes et inconscients du