Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
41
G. TARDE.la dialectique sociale

se sont combattus dans le cœur des gens et mutuellement entravés. L’esclavage, en somme, était une plaie nécessaire, pour l’accomplissement de travaux obligatoires et pénibles dont l’esclave, comme le maître, sentait la nécessité, et dont le maître rejetait le fardeau sur l’esclave, afin que, en ce qui concernait le maître du moins, le conflit des désirs contradictoires fût résolu, puisque sans cela il ne l’eût été pour personne. Cet antagonisme chronique de volontés et d’intérêts n’a fait place, par degrés, à un certain accord relatif, que par suite d’inventions capitales qui ont permis d’utiliser les forces inanimées, vents, cours d’eau, vapeur, au grand profit de l’ancien maître et de l’ancien esclave à la fois. Ici chaque invention intervenante a mieux fait que supprimer l’un des termes d’une difficulté ; elle a supprimé la contrariété des deux. C’est ainsi (car une invention est un dénouement et réciproquement) que se dénoue le nœud d’une comédie où, quand la contradiction des volontés d’un père et de son fils, par exemple, est montée au point de paraître invincible, une révélation inattendue vient montrer qu’elle est purement apparente et sans la moindre réalité. Les inventions industrielles sont donc comparables à des dénouements comiques, autrement dits heureux et satisfaisants pour tout le monde, tandis que les inventions militaires, armements perfectionnés, stratégie savante, coup d’œil d’aigle à l’instant décisif, rappellent tout à fait les dénouements des tragédies, où le triomphe de l’un des rivaux est la mort de l’autre, où tant de passion et de foi s’incarne dans les personnages, où la contradiction de leurs désirs et de leurs convictions est si sérieuse que l’accord est impossible et le sacrifice final inévitable. Toute victoire est de la sorte l’écrasement, sinon du vaincu, du moins de sa volonté nationale résistante, par la volonté nationale du vainqueur, plutôt que l’accord des deux, malgré le traité qui suit et qui est un contrat forcé. L’histoire, en somme, est un tissu, un entrelacement de tragédies et de comédies, de tragédies horribles et de comédies peu gaies, qu’il est aisé, en y regardant de près, d’en détacher. Voilà peut-être pourquoi, soit dit en passant, dans notre âge beaucoup plus industriel encore que militaire, il ne faut pas s’étonner de voir au théâtre, image de la vie réelle, la tragédie, chaque jour plus négligée, reculer devant la comédie qui grandit et progresse, mais s’attriste ou s’assombrit en grandissant.

G. Tarde.
(La fin prochainement.)