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notes et discussions

compte de cette anomalie. On a vu déjà que l’éloignement horizontal ne produit pas sur notre esprit la même impression que l’éloignement vertical celui-là, par des associations très nombreuses et des expériences répétées, nous permet de restituer aux objets leurs véritables dimensions ; celui-ci, toujours exceptionnel, ne donne lieu qu’à des inférences plus rares et plus incomplètes. Aussi, le polysyllogisme inconscient d’où résulte l’image consciente, est tantôt plus développé, tantôt simplifié ; et dans la série des inférences qui s’ajoutent ou se corrigent alternativement, c’est assez qu’un des intermédiaires manque, pour changer le sens du résultat, comme change de signe chacun des termes d’un polynôme qu’on voudrait tour à tour isoler et mettre en évidence, en les faisant passer d’un membre de l’équation dans l’autre.

Il semblerait qu’une nuée légère, éclipsant à demi au-dessus de nos têtes le soleil ou la lune, fût comme un point de repère permettant d’éloigner et d’agrandir l’astre. Il n’en est rien. À terre, les points de repère, loin de nous séparer des objets, nous y relient ; ils paraissent tracer la route que nous pourrions suivre jusqu’à eux ; nous pensons être déjà auprès de telle ou telle masse, que nous jugeons énorme, puisque de bien loin elle s’offre encore à nous majestueuse. En l’air, au contraire, tout est obstacle et séparation ; nous ne nous approchons jamais des objets[1] ; l’image tactile ne supplante plus l’image visuelle. Si le nuage déjà lointain semble inaccessible, à plus forte raison, l’astre qui est encore derrière lui, paraît-il hors de nos prises. Une certaine expérience nous fait défaut : la conclusion est tout autre que si nous l’avions acquise. Chaque progrès de la pensée spontanée, ou chaque régression de la pensée réfléchie, « par un tour d’imagination de plus », renverse la perspective ; et il y a pour ainsi dire le côté des solutions paires, le côté des solutions impaires. Tout à l’heure, nous raisonnions ainsi : « L’astre est plus éloigné, donc il est plus gros. » Nous disons maintenant : « Il est plus éloigné, donc nous le voyons plus petit. »

De là encore ce singulier désaccord entre la conclusion consciente et les prémisses inconscientes : placez deux ballons égaux, l’un à 100 mètres devant nous, l’autre à 100 mètres au-dessus de nous. À la réflexion celui-ci paraîtra plus petit et plus lointain ; tandis que, s’il paraît plus petit, c’est au fond parce qu’on le croit plus proche, car en réalité les dimensions apparentes sont les mêmes, de part et d’autre.

Bien plus, comme si la loi de contradiction était étrangère à la connaissance sensible, nous additionnons des affirmations opposées qui se fortifient au lieu de se détruire : 1o La lune est rougie à l’horizon, donc elle est dans notre atmosphère, donc elle est plus proche, donc nous la voyons plus grosse ; 2o la lune est rougie à l’horizon, elle a perdu sa lumière, donc elle est plus éloignée ; donc elle doit être plus grande.

  1. Les locataires du cinquième étage ont, sur la dimension des cheminées ou sur l’importance relative du tronc et du branchage, des idées tout autres que les habitants du rez-de-chaussée.