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1o La première question, dont l’initiative appartient à M. Borel, est la suivante : Le malade peut-il se figurer un objet coloré et placé dans la partie du champ visuel où la perception des couleurs ne se fait plus ? M. X… répond très nettement et très catégoriquement qu’il conserve ce pouvoir ; et il en donne un exemple excellent : il a, quelques semaines avant le jour ou nous l’interrogeons, assisté à une représentation des Huguenots, à l’Opéra. Pendant le spectacle, il était obligé, pour voir la scène dans son entier, de faire faire à ses yeux un mouvement fatigant de va-et-vient, et jamais, lorsque son regard était fixe, il ne voyait la scène tout entière ; elle lui paraissait toujours coupée par la moitié ; la moitié gauche était visible, l’autre restait indistincte. Ce trouble visuel ne persiste pas dans la mémoire de M. X… lorsqu’il cherche à se représenter les tableaux de l’opéra auquel il a assisté, il visualise la scène entière, et elle se présente à lui, dans son souvenir, comme la verrait un œil normal. Il en est de même pour les autres objets. Ainsi, la mémoire a pour chacun de nous son champ visuel, comme la vision ; lorsqu’on se souvient d’un ensemble d’objets, on les voit disposés dans l’espace comme lorsqu’on les regarde ; il y en a qui sont placés à droite, à gauche, du côté nasal, en haut, en bas. Or, l’observation de M. C… nous montre que le champ visuel de la mémoire peut rester intact, alors que le champ visuel de la vision est atteint par une hémiopie.

Obéissant à une suggestion ingénieuse de M. Marie, nous avons recherché comment le malade se représentait les objets qu’il a perçus avant son accident et qu’il n’a pas eu l’occasion de revoir depuis.

M. C… s’est rendu à Dourdan quelques mois avant d’être frappé de cécité verbale ; il a visité la ville, et il a longuement regardé l’église ; dans sa mémoire actuelle, l’église lui apparaît tout entière, avec sa couleur naturelle et avec sa forme ; l’hémiachromatopsie qui est survenue depuis n’a porté aucune atteinte à ce souvenir. Le témoignage du malade sur ce point est extrêmement net.

M. C… ne peut même pas, en faisant un effort de volonté, se représenter, dans sa mémoire visuelle, une moitié d’objet ; cela revient à dire que M. C… ne peut pas se représenter ce qu’il perçoit. Ainsi, nous le prions de nous regarder fixement pendant quelques minutes, en nous plaçant exactement en face de lui ; le malade, dont le regard est fixé sur le milieu de notre figure, n’en perçoit que la moitié gauche ; si, ensuite, il ferme les yeux et essaye de se représenter ce qu’il vient de voir, à l’instant même, il est forcé de se représenter la figure entière ; il ne peut se représenter une simple moitié.

Pour expliquer comment la visualisation est complète, tandis que la vision n’est que partielle, on peut supposer que, lorsque le malade cherche à se rappeler exactement ce qu’il vient de voir, sa représentation mentale est augmentée par l’addition de souvenirs antérieurs ; il se produit, à l’insu du malade et malgré sa volonté contraire, une synthèse de souvenirs qui reconstitue la représentation intégrale de l’objet.