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G. TARDE.la dialectique sociale

ou une déclaration de guerre suppose une décision prise individuellement par les membres d’un cabinet. Pour qu’il y ait guerre, type le plus net du duel logique social, il faut d’abord que la paix se soit faite dans l’esprit des ministres ou des chefs d’État jusque-là hésitants à formuler la thèse et l’antithèse incarnées dans les deux armées en présence. Il n’y aura plus de querelles religieuses, ni de schismes, ni de disputes scientifiques, puisque cette division de la société en Églises ou en théories distinctes suppose qu’une seule doctrine a prévalu en fin dans la conscience ou la pensée, auparavant divisée, de chacun de leurs adeptes. Il n’y aura plus de procès. Un procès, difficulté sociale à résoudre, montre que chacun des plaideurs a résolu la difficulté mentale qui s’était posée à lui. Il n’y aura plus de concurrence industrielle entre usines rivales, entre ateliers rivaux ; leur rivalité vient de ce que chacun d’eux ou chacune d’elles a sa clientèle à soi, c’est-à-dire que leurs produits ne rivalisent plus dans le cœur de ces clients. Il n’y aura plus de droits distincts, tels que le droit coutumier et le droit romain dans la France du moyen âge, se heurtant sur le même territoire et cherchant à empiéter l’un sur l’autre ; cette perplexité nationale signifie que, de part et d’autre, les individus ont fait leur choix entre les deux législations. Il n’y aura plus de dialectes distincts luttant pour la prééminence, la langue d’oc et la langue d’oïl par exemple ; cette hésitation linguistique de la nation a pour cause la fixation linguistique des individus qui la composent. En somme, je le répète, c’est quand l’irrésolution individuelle a pris fin que l’irrésolution sociale prend naissance et prend forme.

En même temps l’on voit que la nécessité de deux adversaires seulement en présence dans les luttes sociales s’explique par l’universalité de l’imitation, fait essentiel de la vie sociale. En effet, il ne peut jamais y avoir que deux thèses ou deux jugements opposés chaque fois que ce fait élémentaire a lieu la thèse ou le dessein propre à l’individu-modèle, et la thèse ou le dessein propre à l’individu-copie. Si l’on veut élever son regard plus haut, et embrasser des masses humaines, on verra ce duel agrandi, devenu social, se produire sous mille formes, mais se refléter d’autant plus nettement dans les faits d’ensemble que l’association humaine est plus étroite et plus parfaite dans l’ordre des phénomènes dont il s’agit. Très nettement en matière militaire, à mesure que les armées se centralisent et se disciplinent, et qu’au lieu des multiples combats singuliers de l’époque homérique, il n’y a sur un champ de bataille qu’un grand combat à la lois. Très nettement aussi en matière religieuse, à mesure que les religions s’unifient et s’hiérarchisent : le duel du catholicisme