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d’abord pour le plaisir de changer, de ne pas faire comme on a toujours fait, qu’une partie du public, favorable aux modes, adopte un produit nouveau au préjudice d’un produit ancien ; puis, quand cette nouveauté s’est acclimatée et a été appréciée pour elle-même, le produit ancien se réfugie dans les habitudes voulues d’une autre partie du public, favorable aux coutumes, qui entend montrer par là qu’elle ne fait pas comme tout le monde. Dans sa lutte avec un vieux vocable, une expression nouvelle agit au début par son attrait principalement négatif sur les néologistes, qui veulent ne pas parler comme on a parlé toujours ; et, quand elle est usitée à son tour, le vocable antique n’est fort, à son tour, que par son côté négatif, dans le groupe des archaïstes qui ne veulent pas parler comme le vulgaire. Mêmes péripéties dans le duel d’un nouveau principe de droit contre un principe traditionnel.

Il est essentiel de distinguer maintenant les cas où le duel logique des thèses et des antithèses n’est qu’individuel, et ceux où il devient social. C’est seulement quand le duel individuel a cessé que le duel social commence. Tout acte d’imitation est précédé d’une hésitation de l’individu ; car une découverte ou une invention qui cherche à se répandre trouve toujours quelque obstacle à vaincre dans une idée ou une pratique déjà établie dans chaque personne du public ; et, dans le cœur ou l’esprit de cette personne, s’engage de la sorte un conflit, soit entre deux candidats, c’est-à-dire deux politiques, qui sollicitent son suffrage électoral, ou entre deux mesures à prendre, d’où naît sa perplexité, s’il s’agit d’un homme d’État, soit entre deux théories qui font osciller sa foi scientifique, soit entre deux cultes, ou un culte et l’irréligion, qui se disputent sa foi religieuse, soit entre deux marchandises, deux objets d’art, qui tiennent son goût et son prix d’achat en suspens, soit entre deux projets de lois[1], entre deux principes juridiques contraires qui se balancent dans son esprit, s’il s’agit d’un législateur qui délibère, ou entre deux solutions d’une question de droit qui miroitent devant sa pensée, s’il s’agit d’un plaideur qui hésite à plaider, soit entre deux expressions qui s’offrent concurremment à sa langue indécise. Or, tant que persiste cette hésitation de l’individu, il n’imite pas encore, et c’est seulement en tant qu’il imite qu’il fait partie de la société. Quand il imite, c’est qu’il s’est décidé. Supposez, par une hypothèse irréalisable, que tous les membres d’une nation restent à la fois et indéfiniment indécis comme il vient d’être dit. Il n’y aura plus de bataille à coups de vote, pour la même raison. Il n’y aura plus de guerre, puisqu’un ultimatum

  1. Il peut y en avoir un plus grand nombre, mais il n’y en a jamais que deux en lutte à la fois dans la pensée hésitante du législateur.