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DURKHEIM.suicide et natalité

faction qu’ils reçoivent n’est pas plus complète s’ils s’étendent plus loin à mesure qu’ils sont plus satisfaits ; l’écart reste le même. Il y a là une vérité de psychologie élémentaire que les économistes ont généralement méconnue. Le bonheur social est une résultante qui dépend d’une multitude de causes. L’augmentation des ressources, communes et privées, n’est qu’une de ces causes et très souvent ce n’est même pas une des plus importantes. Pour qu’une société se sente bien portante, il n’est ni suffisant ni toujours nécessaire qu’elle dépense beaucoup de houille ou consomme beaucoup de viande ; mais il faut que le développement de toutes ses fonctions soit régulier, harmonieux, proportionné.

À vrai dire, nous ne possédons pas de criterium qui nous permette d’évaluer avec quelque exactitude le degré de bonheur d’une société. Mais il est possible d’estimer comparativement l’état de santé ou de maladie où elle se trouve, car nous disposons d’un fait assez bien connu qui traduit en chiffres les malaises sociaux : c’est le nombre relatif des suicides. Sans insister ici sur la psychologie de ce phénomène, il est bien certain que l’accroissement régulier des suicides atteste toujours une grave perturbation dans les conditions organiques de la société. Pour que ces actes anormaux se multiplient, il faut que les occasions de souffrir se soient multipliées, elles aussi, et qu’en même temps la force de résistance de l’organisme se soit abaissée. On peut donc être assuré que les sociétés où les suicides sont le plus fréquents sont moins bien portantes que celles où ils sont plus rares. Nous avons ainsi une méthode dous traiter le problème si controversé de la population. Si l’on peut établir que le développement de la natalité est accompagné d’une élévation du nombre des suicides, on aura le droit d’en induire qu’une natalité trop forte est un phénomène maladif, un mal social. En revanche, une constatation inverse impliquerait une conclusion contraire.

Plusieurs faits sur lesquels les démographes ont déjà appelé l’attention semble confirmer la première de ces propositions. Dans les pays où la population est trop dense, les suicides sont nombreux et on les voit baisser toutes les fois que l’émigration, fonctionnant comme une soupape de sûreté, vient soulager la société de cette pléthore menaçante[1]. Si donc on s’en tenait à ces seules observations, on pourrait regarder le malthusianisme comme démontré par la statistique. Je ne songe pas à contester ces faits ; mais je voudrais leur en opposer de contraires, non moins nombreux et non moins importants qui limitent la portée des premiers. En d’autres termes, si une nata-

  1. Legoyt, Suicide ancien et moderne, p. 257.