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dans la métaphysique même ; 2o des probabilités susceptibles d’une estimation suffisamment rigoureuse, sinon d’un calcul proprement dit. D’où on conclurait que, dans la morale même, qui, en sa partie la plus fondamentale, est la mise en pratique de la métaphysique, il existe, outre les faits positifs et les hypothèses spéculatives, une part de certitude déterminée et de probabilité déterminée, par conséquent une législation générale possible, différente de l’arbitraire individuel et de l’anomie.

En somme, Guyau a déterminé magistralement les bases vitales, non pas seulement sociales et utilitaires, de la moralité, la relation normale de la vie intensive et de la vie expansive malgré les exceptions qu’elle comporte, la limite où s’arrête la morale évolutionniste, enfin la nécessité d’en compléter les données positives par les inductions métaphysiques. Avec l’Esquisse d’une morale éclatent les grandes qualités de penseur et d’écrivain déjà visibles dans les précédents ouvrages de l’auteur, et que nous retrouverons à leur plus haut degré dans l’Irréligion de l’avenir. Elles procèdent toutes d’une qualité qui est maîtresse en philosophie comme en littérature : l’absolue sincérité. Cette sincérité aborde courageusement tous les problèmes, va à l’encontre des idées reçues sans se soucier de ce qu’on pourra penser ou dire, sans autre préoccupation que de se mettre en présence de la réalité, comme le croyant se met « en présence de Dieu ». Et pourtant, que de regrets et de tristesses pour celui qui doute de ce qui lui paraîtrait le plus doux à croire, qui ébranle ce qu’il aurait voulu conserver ! Notre philosophe n’en garde pas moins jusqu’au bout l’abnégation et le détachement de soi :

Le vrai, je sais, fait souffrir ;
Voir, c’est peut-être mourir ;
N’importe ! ô mon œil, regarde[1] !

Sa pensée, sans dessein préconçu de soutenir tel système ou de combattre tel autre, s’aventure seule à la recherche de ce qui est, avec les hardiesses et les angoisses de celui qui voyage sans compagnon ; il n’essaye pas plus de vous faire illusion sur ce qu’il n’a pu découvrir que sur ce qu’il a cru trouver ; la limite qu’il n’est pas parvenu à franchir, il la marque lui-même ; l’objection qu’on peut lui faire, il la fait tout le premier et vous dit d’avance : voilà ce que je ne puis éclaircir. S’il se met parfois en scène, c’est pour vous y mettre vous-même : c’est le moi humain qu’il a étudié en lui ; il n’a pas dessein de vous intéresser à sa personnalité, mais à la vôtre.

Si la sincérité est l’inspiratrice de la vraie philosophie, elle est

  1. Vers d’un philosophe. La douce mort.