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le plus social et le plus sociable. Au nom de cette règle générale, la morale pourra bien prescrire à l’individu certains sacrifices partiels et mesurés ; elle pourra formuler toute la série des devoirs moyens entre lesquels se trouve renfermée la vie ordinaire. En tout cela, bien entendu, rien de catégorique, d’absolu, mais d’excellents conseils hypothétiques : si tu poursuis ce but, la plus haute intensité de vie, fais cela. » Mais, ajoute Guyau, comment la morale purement scientifique de la vie pourra-t-elle nous faire accomplir des actes qui dépassent le niveau de la morale moyenne et scientifique ? Comment, en certains cas, entraîner l’individu à un désintéressement définitif, parfois au sacrifice de soi ?

Outre les mobiles que nous avons précédemment examinés et qui agissent constamment dans les circonstances normales, Guyau, dans une analyse aussi fine que neuve, en fait intervenir d’autres, qu’il appelle l’amour du risque physique et l’amour du risque moral. L’homme, dit-il, est un être ami de la spéculation, non seulement en théorie, mais en pratique. Là où cesse la certitude, ni sa pensée ni son action ne cessent pour cela. Et c’est chose heureuse, car la vie se trouverait à chaque instant suspendue s’il fallait toujours agir avec des certitudes positives : nous en sommes réduits perpétuellement à conjecturer, à spéculer, à nous lancer dans l’incertain. Cet instinct du risque était nécessaire à l’humanité ; aussi s’est-il développé chez les peuples primitifs, par le courage devant le danger, par l’amour de l’inconnu et de l’aventureux : le péril était l’élément où vivait l’humanité primitive, et nous vivons encore au milieu de risques sans nombre, physiques, économiques, politiques et moraux. Pascal a introduit dans le problème moral la crainte du risque ; Guyau y introduit le plaisir du risque, qui manifeste encore sous une forme nouvelle la fécondité de la vie, la corrélation nécessaire entre l’intensité de la vie et son expansion.

L’hypothèse métaphysique est elle-même un risque de la pensée ; l’action conforme à cette hypothèse est un « risque de la volonté », un alea sublime, le καλὸς κίνδυνος de Platon. L’être supérieur, c’est celui qui entreprend et risque le plus, soit par sa pensée, soit par ses actes. Cette supériorité vient de ce qu’il a un plus grand trésor de force intérieure ; il a plus de pouvoirs, par cela même il a conscience d’un devoir supérieur.

En résumé, dans sa partie scientifique et certaine, la morale est incomplète ; dans sa partie métaphysique, la morale est douteuse. Il y a un point de la montagne où on entre dans le nuage. Guyau constate la chose et dit : — Qu’y pouvons-nous faire ? Rien. Contentons-nous donc d’une morale partiellement certaine et partiellement