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enfin a l’expansion et la fécondité pour loi naturelle nous avons besoin d’agir, d’imprimer la forme de notre activité sur le monde. Travailler, c’est produire, et produire, n’est-ce pas être à la fois utile aux autres et à soi-même ? C’est donc tout notre être qui est naturellement sociable, dans toutes ses puissances ; la vie ne peut pas être complètement égoïste, quand même elle le voudrait. « Vie, c’est fécondité ; et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir. La moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine. » Et Guyau ajoute, dans une page qu’on ne peut se lasser de citer : « On a toujours représenté la Charité sous les traits d’une mère qui tend à des enfants son sein gonflé de lait ; c’est qu’en effet la charité ne fait qu’un avec la fécondité débordante elle est comme une maternité trop large pour s’arrêter à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l’épuisent ; le cœur de l’être vraiment humain a aussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souffrent[1]. »

Ainsi l’organisme le plus parfait sera aussi nécessairement le plus sociable, et l’idéal de la vie individuelle c’est la vie avec tous et pour tous. « Nous voilà bien loin de Bentham et des utilitaires, qui ne cherchent qu’à éviter la peine, qui voient en elle l’irréconciliable ennemie. C’est comme si on voulait ne pas respirer trop fort, de peur de se dépenser. »

Maintenant, étant admise la fécondité de la vie et sa tendance à se répandre en raison même de son intensité, quelle est la genèse de l’obligation morale ? — L’obligation renferme trois éléments, une impulsion d’ordre supérieur qui rencontre de la résistance, une idée, un sentiment. Kant, attribuant l’obligation à la seule forme universelle de la loi, ne peut plus expliquer comment une pure forme à priori produit un intérêt, une impulsion, un sentiment ; et il déclare qu’il y a là un mystère : « Il nous est absolument impossible, à nous autres hommes, dit-il, d’expliquer pourquoi et comment l’universalité d’une maxime comme telle, par conséquent la moralité, nous intéresse. » Guyau répond : « S’il s’agit d’une universalité toute formelle et logique, elle ne nous intéresse que comme satisfaction de l’instinct logique, et cet instinct logique n’est qu’une tendance naturelle, une expression de la vie sous son mode supérieur, qui est l’intelligence, amie de l’ordre, de la symétrie, de la similitude, de l’unité

  1. Esquisse d’une morale, p. 24.