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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

concours de deux individus, « une nouvelle phase morale commence pour le monde. L’organisme individuel cesse d’être isolé ; son centre de gravité se déplace par degrés, et il va se déplacer de plus en plus. » On pourrait rendre la pensée de Guyau sensible en disant qu’au lieu d’un cercle ayant un seul centre individuel, on a désormais une ellipse avec deux foyers, qui est comme l’épanouissement du cercle primitif et la division du centre d’abord unique. La vie a maintenant deux foyers au lieu d’un. Et elle ne s’arrête pas là : les enfants sont des centres nouveaux dans le cercle de la famille ; puis viennent les relations sociales qui établissent une réciprocité d’action entre les divers individus, si bien que chacun est obligé de vivre continuellement hors de soi et non pas seulement en soi[1].

Si nous passons du physique au mental, la même loi de fécondité devient encore plus visible, parce que les limitations matérielles de la vie sont de moins en moins tyranniques dans l’ordre mental. D’abord, la fécondité est la loi de l’intelligence comme elle est celle du corps : il est aussi impossible de renfermer en soi l’intelligence que la flamme : elle est faite pour rayonner. « Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé les œuvres du penseur à ses enfants. Une force intérieure contraint aussi l’artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles comme le pélican de Musset. » La pensée est impersonnelle et désintéressée. Même force d’expansion dans la sensibilité, et cela en raison de son intensité même : il faut que nous partagions notre joie, il faut que nous partagions notre douleur. « Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre bonheur. » La volonté

  1. Guyau insiste beaucoup sur l’importance morale de la génération et de la sexualité. « Si, par impossible, dit-il, ce que les physiologistes appellent la génération asexuée avait prévalu dans les espèces animales et finalement dans l’humanité, la société existerait à peine. » De même pour les vertus sociales. « L’époque de la génération est aussi (celle de la générosité). » Les enfants sont égoïstes, ils n’ont pas encore un surplus de vie à déverser au dehors. Le jeune homme a tous les enthousiasmes, il est prêt à tous les sacrifices, il vit trop pour ne vivre que pour lui-même. Le vieillard, au contraire, est souvent porté à redevenir égoïste. Les malades ont les mêmes tendances, toutes les fois que la source de vie est diminuée, il se produit dans l’être entier un besoin d’épargner, de garder pour soi : « On hésite à laisser filtrer au dehors une goutte de la sève intérieure… La génération a pour effet de produire le groupement des organismes, de faire vivre l’individu hors de lui-même, de créer la famille et, par là, la société ; mais ce n’est là encore qu’une forme particulière du besoin général de fécondité. Ce besoin, symptôme d’un surplus de force accumulé par la nutrition même de l’organisme et par son développement physique ou mental, finit par agir sur l’organisme tout entier ; il exerce du haut en bas de l’être une sorte de pression qui pousse l’être à produire, à engendrer de toutes les manières possibles, à se prolonger au dehors et en autrui. »