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est souvent, comme la conscience même, qu’un attribut. L’action sort naturellement du fonctionnement de la vie, en grande partie inconscient ; elle entre aussitôt dans le domaine de la conscience et de la jouissance ; mais elle n’en est pas[1]. » Le mobile emporté dans l’espace ignore la direction où il va, et cependant il possède une vitesse acquise prête à se transformer en chaleur et même en lumière, selon le milieu résistant où il passera ; c’est ainsi que la vie devient désir ou crainte, peine ou plaisir, en vertu même de la force acquise et des primitives directions où elle est lancée.

La dernière conséquence à laquelle aboutit la méthode des utilitaires, trop finaliste, trop extérieure, trop purement sociale, c’est une double antinomie : 1o l’antinomie de l’instinct égoïste et de l’instinct social, sur laquelle il est inutile d’insister ; 2o l’antinomie plus générale de l’instinct et de la réflexion, qui a fourni à Guyau son argument le plus important et le plus souvent cité. « Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient[2] », depuis l’instinct de la pudeur jusqu’à celui de l’allaitement et celui même de la reproduction, qui disparaît par calcul chez les paysans français et menace la France d’un abaissement progressif de la natalité. Sans doute la dissolution de l’instinct moral par la réflexion ne peut être soudaine, ni chez l’individu ni dans la race, mais elle peut être progressive, comme la dissolution des anciennes institutions politiques, sociales et religieuses.

De là le problème qui se pose pour les moralistes. Puisque la conscience pour réagir à la longue et détruire graduellement, par la clarté de l’analyse, ce que la synthèse obscure de l’hérédité avait accumulé chez les individus et chez les peuples, il est nécessaire de rétablir l’harmonie : 1o entre l’instinct et la réflexion ; 2o entre la sphère de la vie inconsciente et celle de la vie consciente ; 3o entre le domaine de la causalité et celui de la finalité ; 4o entre l’évolution produite par le milieu extérieur et l’évolution spontanée de l’individu même ; 5o enfin, comme dernière conséquence, entre le point de vue social et le point de vue individuel. En un mot, il faut trouver une voie nouvelle et découvrir un principe d’action autre que le plaisir, qui soit commun aux deux sphères, consciente et inconsciente, et qui conséquemment, en prenant conscience de soi, arrive plutôt à se fortifier qu’à se détruire » ; il faut développer chez l’individu quelque puissance d’agir en vue du bien universel qui, en se réfléchissant sur elle-même, arrive à se justifier non seulement au point de vue social, mais aussi au point de vue individuel ; au lieu d’une loi imposée

  1. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.
  2. Voir la Morale anglaise contemporaine.