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le vrai inspirateur des poètes et des artistes. L’art, du moins le grand art, consiste à vivre la vie même de tous les êtres et à exprimer cette vie au moyen d’éléments empruntés à la réalité : or, vivre en autrui, n’est-ce pas aimer ? Le grand artiste n’est donc pas celui qui contemple, c’est celui qui aime et qui communique aux autres son amour.

Je me sens pris d’amour pour tout ce que je vois :
L’art c’est de la tendresse[1].

La tristesse des Michel-Ange et des Beethoven vient de ce qu’ils aiment et « désirent démesurément », mais ne peuvent « que dans une faible mesure satisfaire leurs désirs », leur aspiration à vivre et à faire vivre :

Les hauts plaisirs sont ceux qui font presque pleurer[2].

III. — L’expansion de la vie comme principe de la morale.

Selon Guyau, le point de vue de l’école anglaise en morale est trop exclusivement utilitaire, trop extérieur et mécanique. Spencer voit dans les instincts désintéressés un produit de l’utilité sociale, qui a assuré le triomphe des instincts les plus préférables à l’espèce, une empreinte passivement reçue du commerce avec nos semblables et fixée peu à peu par l’hérédité. Les instincts de sympathie et de sociabilité ont été acquis plus ou moins artificiellement et mécaniquement dans le cours de l’évolution ; en conséquence, ils demeurent plus ou moins adventices. Pour Darwin, c’est par une sorte de hasard que la pitié, la charité, le dévouement, la justice sont devenus des vertus dans d’autres circonstances, dans un autre « milieu », qui sait si ce n’eussent pas été des vices ? La moralité n’est plus alors qu’un « heureux accident » — très généralisé sans doute à la longue, prenant même à la fin la forme d’une loi, — mais enfin un accident, fixé pour un certain nombre de siècles dans ce tourbillon qui entraîne toutes choses. Guyau répond que la sélection, qui est selon Darwin la loi dominante des groupes sociaux, n’est autre chose en réalité que le développement et le triomphe de quelque capacité interne née de l’évolution même de l’individu, « et prolongée dans l’espèce plutôt que créée par la sélection naturelle ou sexuelle ». La collection et le milieu n’auraient évidemment pas réussi à faire éclore des sentiments ou des idées qui n’auraient pas été déjà en germe chez l’individu. « Il doit donc y avoir, au sein

  1. Vers d’un philosophe. L’art et le monde.
  2. Ibid. Le mal du poète.