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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

dans l’espace, l’ivresse de la liberté, de la fuite, de la course en plein vent, de l’ascension vers les sommets, tout cela n’a-t-il pas aussi sa poésie ?

J’escaladai le roc, et je croyais, joyeux,
Voir ma force grandir en approchant des cieux[1].

La fonction de reproduction a une importance encore plus grande au point de vue esthétique, et Guyau y a justement insisté. L’amour, même sous la forme du désir, est un élément qui, plus ou moins voilé, joua toujours un grand rôle dans la poésie. Il entre aussi comme ingrédient essentiel dans le plaisir que nous causent les belles formes ou les belles couleurs de la statuaire ou de la peinture, les tons doux, caressants ou passionnés de la musique. « Ce n’est pas le cri du désir, dit Schiller, qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l’oiseau. » Est-ce bien sûr ? Le cri du désir brutal et du besoin, non sans doute, mais celui de l’amour, celui même du désir plus ou moins conscient qui envahit l’être ?… En tout cas, si le chant de l’oiseau n’exprime aucun désir, en dira-t-on autant de la musique de Chopin, par exemple, ou de celle de Mozart (comme dans la chanson de Chérubin), ou de celle même de Beethoven ? L’amour, sentiment vital et social par excellence, « est plus ou moins présent au fond des principales émotions esthétiques. L’admiration même n’est-elle pas un amour qui commence et n’a-t-elle pas dans l’amour son achèvement, sa plénitude ? Dira-t-on qu’aimer une femme, c’est cesser de la trouver belle ? » Une statue même qui nous rendrait amoureux comme Pygmalion cesserait-elle d’être belle ? « Certes, l’art est pour une notable partie une transformation de l’amour, c’est-à-dire d’un des désirs les plus fondamentaux de l’être. Considérer le sentiment esthétique indépendamment de l’instinct sexuel et de son évolution nous semble donc aussi superficiel que de considérer le sentiment moral à part des instincts sympathiques, où l’école anglaise elle-même voit la première origine de la moralité[2]. » L’amour a d’autant plus droit à la première place en esthétique qu’il est le type des sentiments à la fois personnels et impersonnels où l’individu, même en paraissant agir en vue de soi, agit en vue de l’espèce et de la société entière. En outre, c’est de tous les sentiments celui qui produit la vitalité la plus puissante et la plus féconde, capable de tous les courages et de tous les dévouements. Aimer, c’est vivre par excellence, en soi et hors de soi tout ensemble ; aussi, sous tous ses aspects, l’amour est esthétique, il est

  1. Vers d’un philosophe, p. 74.
  2. Problèmes de l’esthétique contemporaine, p. 23.