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rieurs, où la vie est plus profonde et plus intense, ont le droit de concourir à la production du sentiment esthétique. Dans les sens les plus vitaux, les moins contemplatifs, les moins indifférents, l’évolution nous montre les premières et les plus intimes manifestations de la sensibilité ou de la volonté : l’art, pour animer ses créations, est obligé de revenir sans cesse à ces primitives sources de la vie[1].

Les fonctions vitales sont déjà esthétiques parce qu’elles sont de la vitalité interne et harmonieuse, résultant de la synergie et de la sympathie des organes. Le sentiment seul de l’existence, quand il est en sa plénitude, a quelque chose d’esthétique : « En l’état de santé, dit Guyau, quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux. » La respiration de l’air libre qui fortifie et fait courir le sang, la locomotion et le mouvement

  1. En parlant d’une tasse de lait bue dans une excursion au pie du Midi, Guyau a dit qu’il y avait dans la saveur même de ce lait frais et délicieux comme une symphonie pastorale. Et les critiques, notamment M. Jules Lemaître, de se récrier : — Vous confondez les sensations visuelles éveillées par la montagne environnante avec la saveur du lait apaisant la soif. — Pourtant le paradoxe avait son côté vrai. Même pour un aveugle qui aurait fait l’excursion appuyé sur la main d’un autre, le goût du lait de la montagne, le goût réel, considéré indépendamment de toutes les associations d’idées, ce goût intense et velouté résultant à la fois de la fatigue causée par l’ascension et du doux envahissement de bien-être qui y succède, ce goût enveloppant une complexe harmonie de saveurs et de parfums, une subtile essence de thym, de lavande, de romarin, de mille herbes combinées par une alchimie magique, avec le mélange de sensations venant de la soif apaisée, de la faim satisfaite, de la vie reprenant son cours, ce goût, dis-je, est une symphonie transposée de la langue des sons dans la langue rudimentaire des saveurs. Et je suis sûr que Beethoven n’eût pas reculé devant cette conséquence. Maintenant, rendez à l’aveugle et au sourd la vue et l’ouïe : que l’œil aperçoive, sous l’ombre fraîche de la cabane, la blancheur du lait recouvert d’une mousse légère, et au dehors, dans une gloire de lumière, le glacier du Néouvielle éblouissant sous le ciel bleu ; que l’oreille, dans la paix de l’air, entende tinter nonchalamment les clochettes lointaines du troupeau ; la symphonie s’enrichira de nouveaux accords, les instruments délicats et puissants de la vue ou de l’ouïe entreront dans l’orchestre et élèveront leurs voix sur la basse fondamentale des sens inférieurs ; il n’en est pas moins vrai que la symphonie existait déjà, quoique voilée, avant de s’amplifier et d’éclater dans l’ensemble final.

    Il n’est donc pas exact que le beau se manifeste exclusivement par les sens les plus intellectuels, ceux de la vue et de l’ouïe, c’est-à-dire par ceux qui sont chargés de satisfaire notre curiosité autant et plus que les fonctions de la vie. M. Renouvier a beau invoquer l’usage de la langue vulgaire, qui ne dit pas une belle odeur, mais une bonne odeur, l’odeur de la rose, indépendamment de sa forme, est un si merveilleux mariage d’aromes, un chef-d’œuvre si compliqué de délicatesse, qu’elle est belle, en dépit des étroitesses du langage, ou, mieux encore, charmante parce qu’elle est vivante ; elle a une suavité qui indique à la fois de la force et de la douceur, de la grâce enfin, ce caractère plus beau que la beauté même, parce qu’il porte à aimer. Le beau proprement dit indique une forme précise ; le gracieux, le charmant, comme le sublime, dépasse la forme.