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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

est la forme supérieure du sentiment de la vie ; en d’autres termes, c’est le sentiment ou le pressentiment d’une vie plus riche en intensité et en fécondité expansive, vie non pas seulement conçue, ni seulement voulue, mais déjà intérieurement vécue.

La théorie soutenue dans les Problèmes de l’esthétique contemporaine fut longuement et fortement combattue par M. Renouvier, qui rendit d’ailleurs justice aux mérites de premier ordre dont ce livre était un nouveau témoignage. Selon M. Renouvier, Kant et Spencer ont raison de croire que le propre de l’art est de traiter la réalité comme un « spectacle », les objets réels comme s’ils étaient « des images d’eux-mêmes », les fonctions de la vie comme si elles étaient un « jeu ». Pour notre part, nous croyons avec Guyau que c’est juste l’opposé du vrai, et nous disons : L’art traite le spectacle comme une réalité, les images comme des objets réels, le jeu même de l’imagination comme une vie vécue et sentie. L’art se sert de la contemplation pour la production et pour la jouissance ; des images, pour la création d’une réalité supérieure déjà présente à notre esprit et à notre cœur ; il se sert du jeu, enfin, et du surplus de notre activité pour un déploiement et un emploi de nos énergies les plus profondes, les plus sérieuses, les plus vitales non seulement au point de vue physique, mais au point de vue moral. Le prétendu spectacle est donc une action réelle, quoique concentrée dans nos puissances les plus intimes ; la prétendue contemplation est un élan du vouloir-vivre, appliqué à une vie moins limitée, conséquemment plus vivante ; le prétendu jeu est la prise au sérieux de notre activité, de notre volonté expansive pour elle-même et en elle-même ; c’est un affranchissement, c’est une victoire, c’est la joie de la liberté reconquise. Ainsi la théorie du jeu et du spectacle intervertit l’ordre des idées : elle confond la forme de l’art avec le fond, la conséquence extérieure avec le principe interne. Seule, la théorie qui cherche dans le vouloir et dans le vivre l’origine et le but de l’art pénètre jusqu’au vrai moteur et au grand ressort de la vie esthétique. L’art, bien loin de se jouer autour du cœur des choses, circum præcordia, s’efforce de mettre un cœur en toutes choses et, pour cela, de créer, c’est-à-dire de faire vivre. La vie incomplète de la nature ne pouvant lui suffire, il engendre de lui-même une vie supérieure en plénitude et en fécondité, il la vit réellement, et nous la vivons avec lui, par lui ; cette vie supérieure, loin d’être un simple « jeu pour la représentation », est un objet sincère de jouissance, d’amour, de volonté.

Guyau avait donc raison, selon nous, malgré la forme trop paradoxale qu’il donna aux considérations sur l’utile et l’agréable. De plus, il a mis hors de doute que tous les sens, même les sens infé-