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cherchée ; la religion était cette vie supérieure rêvée, imaginée, et imaginée sous les formes mêmes d’une « société universelle des consciences ».

La théorie en faveur, même dans l’école évolutionniste, au moment où Guyau abordait les problèmes de l’esthétique contemporaine, c’était celle qui ramène l’art, comme le beau même, à un simple jeu de nos facultés représentatives, — théorie dont le germe se retrouve chez Kant et Schiller. Guyau se demanda si, en s’attachant d’une manière exclusive au plaisir de la contemplation pure et du jeu, en voulant désintéresser l’art du vrai, du bien, en favorisant ainsi une sorte de dilettantisme chez les uns, de culte exclusif pour la forme chez les autres, on ne risquait point de méconnaître le côté sérieux et pour ainsi dire vital du grand art.

Selon Guyau, c’est le sentiment de la solidarité qui est le principe de l’émotion esthétique. Cette solidarité peut exister simplement entre les diverses parties d’un même individu ; elle peut exister aussi entre des individus divers. Les cellules de l’organisme, qui forment une société de vivants, ont besoin de vibrer sympathiquement et solidairement pour produire la conscience générale, la cœnesthésie ; la conscience individuelle est donc déjà sociale, et tout ce qui retentit dans notre organisme entier, dans notre conscience entière, prend un aspect social. « Il y a longtemps que les philosophes grecs ont placé le beau dans l’harmonie, ou du moins ont considéré l’harmonie comme un des caractères les plus essentiels de la beauté ; or cette harmonie, pour la psychologie moderne, se ramène à une solidarité organique, à une conspiration de cellules vivantes, à une sorte de conscience collective au sein même de l’individu. Nous disons moi, et nous pourrions aussi bien dire nous. L’agréable devient beau à mesure qu’il enveloppe plus d’harmonie entre toutes les parties de notre être et entre tous les éléments de notre conscience, à mesure qu’il est plus attribuable à ce nous qui est dans le moi. L’émotion esthétique élémentaire que renferme le plaisir est donc un sentiment de solidarité organique. » Maintenant quelle sera l’émotion esthétique la plus élevée ? Ce sera évidemment celle qui résultera d’une solidarité plus vaste, de la solidarité sociale ou, mieux encore, universelle. « Les plaisirs qui n’ont rien d’impersonnel n’ont aussi rien de durable ; le plaisir qui aurait, au contraire, un caractère tout à fait universel, serait éternel. C’est dans la négation de l’égoïsme, négation compatible avec l’expansion de la vie même, que l’esthétique, comme la morale, doit chercher ce qui ne périra pas[1]. » Le beau

  1. L’art au point de vue sociologique, ch.  Ier.