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— Fleur de clarté, légère écume des flots sourds,
Vain jouet, malgré tout nous t’aimerons toujours,
Et moi-même, oubliant l’Océan qui se lève,
J’irai voir frissonner ta blancheur sur la grève[1]

Évolution sans commencement et sans terme, où la pensée est un phénomène précieux et rare, merveille d’autant plus éphémère qu’elle tient à la rencontre de conjonctures plus complexes et à l’entrecroisement de lois plus subtiles, — telle était la conception du monde qui grandissait peu à peu dans l’esprit du jeune philosophe. Sans doute cette hypothèse demeura toujours à ses yeux ce qu’elle est et rien de plus, une simple hypothèse, celle qui traduit exactement ce que la science positive nous apprend de la nature sans qu’on puisse affirmer que le fond des choses ne renferme rien au delà. Il n’en est pas moins vrai que le monde intelligible de Platon, au lieu de rester le monde réel par excellence, reculait dans les lointains de l’idéal ; le Dieu de Platon, engendrant par l’expansion de sa bonté « un monde aussi semblable que possible à lui-même », paraissait de plus en plus inconciliable avec le monde de la science, où la bonté semble n’avoir d’autre importance que celle qui lui est donnée par notre cœur. « L’homme juste et l’homme injuste ne pèsent probablement pas plus l’un que l’autre sur le globe terrestre, qui va son chemin dans l’éther. Les mouvements particuliers de leur volonté ne peuvent pas plus retentir sur l’ensemble de la nature que le battement de l’aile de l’oiseau volant au-dessus d’un nuage n’est capable de rafraîchir mon front[2]. » De là, après la foi facile à la jeunesse, le doute et le trouble de celui qui a vécu, étudié, médité ; de là cette « question » anxieuse qu’il s’adressait à lui-même et qui se traduisait dans une de ses plus hautes inspirations de poète :

Supprimer Dieu, serait-ce amoindrir l’univers ?
Les cieux sont-ils moins doux pour qui les croit déserts ?
Si les astres, traçant en l’air leur courbe immense,
M’emportent au hasard dans l’espace inconnu,
Si j’ignore où je vais et d’où je suis venu,
Si je souffre et meurs seul, du moins dans ma souffrance
Je me dis : — Nul ne sait, nul n’a voulu mes maux ?
S’il est des malheureux, il n’est pas de bourreaux,
Et c’est innocemment que la nature tue.
Je vous absous, soleil, espaces, ciel profond,
Étoiles qui glissez, palpitant dans la nue !
Ces grands êtres muets ne savent ce qu’ils font.

  1. Vers d’un philosophe. La pensée et la nature, p. 27.
  2. Esquisse d’une morale.