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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

mensité invisible : la face de l’Océan agité et stérile se révélait à lui comme la face même de l’univers. Cette image de l’Océan, où un partisan de Spencer ne peut plus voir avec Byron le « miroir du Tout-Puissant », mais seulement le miroir de la nature, ne cessait de hanter son esprit comme elle remplissait ses yeux. Dans sa prose, dans ses vers, se rouvrent mainte fois les perspectives sur l’Océan comme sur le monde entier. Quand on parcourt les bois voisins des falaises, sur la rive de Biarritz à Saint-Jean-de-Luz, on finit par oublier la mer de Biscaye et sa tempête presque continuelle ; sous les chênes, le long des buissons étoilés de gentianes bleues, le vent du large s’apaise dans les profondeurs des taillis et permet d’écouter quelque chant d’oiseau ; on va toujours devant soi, on est perdu sous l’ombre des sentiers ; mais, tout à coup, à un tournant du chemin, surgit de nouveau la grande image obsédante, l’horizon infini de l’Océan avec ses lames folles et son souffle qui fouette le visage : c’est comme une échappée soudaine sur la vie universelle qui s’ouvre dans notre vie en apparence fermée et isolée du tout.

Un jour, sur la plage de Guétary, près Saint-Jean-de-Luz, il aperçut des enfants qui, vêtements retroussés, dans l’eau jusqu’aux chevilles, ivres de liberté et d’air pur, avaient pris pour compagnon de leurs jeux l’Océan. Ils attendaient que le flot vint, et d’un élan, avec des cris aigus de joie et d’épouvante, ils se sauvaient devant lui. Tandis que ces enfants, avec leurs cris et leurs gambades, faisaient un jouet de ses flots, le grand Océan gris, envahissant ses plages, montait.

Frêles êtres que l’onde
Poursuit, et sur qui vient tout l’Océan qui gronde,
Enfants au court regard, que vous nous ressemblez !
Comme vous, la Nature aux horizons voilés
Dans les plis tournoyants de ses flots nous enlace.
Pendant ce temps notre œil s’amuse à sa surface !
Nous comptons ses couleurs changeantes aux regards ;
Nous jouons à ces jeux que nous nommons nos arts,
Nos sciences, croyant la Nature soumise,
Lorsqu’en nos doigts demeure un peu d’écume prise
À l’abîme éternel qui gronde dans la nuit !
Toute la profondeur de l’univers nous fuit,
Et sans rien pénétrer nos yeux tremblants effleurent.
Tout glisse à nos regards, comme ces flots qui meurent
Et rentrent tour à tour dans le gouffre mouvant.
La pensée, en ce monde, est un hochet d’enfant ;
Dans l’aveugle univers elle naît par surprise,
Brille, et surnage un peu sur le flot qui se brise.